Tolérance
J’ai toujours été partagé à l’égard du mot tolérance. En première approche, instruit par l’histoire des violences religieuses et des méfaits de l’intolérance ainsi manifestée, je n’ai pu bien sûr que le valoriser. Mais quelque chose en moi, d’abord confusément, puis distinctement, m’a conduit à une adhésion plus réservée. Sans doute parce qu’en des temps de permissivité abusivement confondue avec la liberté, la tolérance invoquée à tout-va perd de sa force à mesure qu’elle se banalise. Fallait-il renoncer à l’idée qu’il y a de l’intolérable ? A l’évidence non. Dès lors je ne peux souscrire à l’idéal de tolérance sans en délimiter l’objet et les conditions. En société, nulle liberté n’est absolue. Rousseau aurait pu écrire « Pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance » puisque dans le chapitre consacré à la religion civile, il fait de l’intolérance un « dogme négatif », c’est-à-dire quelque chose qui ne peut être toléré.
Une autre réserve, majeure, concernait la part de condescendance que peut impliquer la tolérance quand elle vient d’une autorité habilitée à tolérer. Etre soumis à un pouvoir d’appréciation individuel, même s’il est cadré par des textes, n’est-ce pas rester tributaire d’une relation de dépendance personnelle ? La tolérance, en ce cas, consacre et atteste un rapport de domination, comme l’ont noté Rabaut Saint-Etienne, Condorcet et Mirabeau. La loi a le mérite d’exister en troisième personne, comme règle anonyme stipulée par le peuple souverain ou ses représentants.
La notion dérive du verbe latin tolerare, qui veut dire au sens propre « supporter ». La tolérance d’une poutre est le poids qu’elle peut supporter sans fléchir. Au sens figuré, c’est le détenteur d’un pouvoir sur d’autres hommes qui supporte ou non ce qu’ils font. Le fait de supporter ce que l’on ne veut ou ne peut empêcher est traditionnellement expressif d’une dénivellation entre un pouvoir qui domine et des sujets qui sont dominés. Etre simplement toléré, c’est donc tenir sa liberté, soigneusement délimitée en l’occurrence, d’un autre que soi. Une telle situation est précaire et assortie d’une sorte de qui-vive, car elle dépend du bon vouloir de celui qui domine, de l’arbitraire du prince. Les protestants furent tour à tour persécutés, tolérés, puis de nouveau persécutés, l’édit de Fontainebleau (1685) de l’intolérant Louis XIV révoquant l’édit de Nantes (1598) du tolérant Henri IV.
La tolérance d’un roi ou d’un empereur qui « supporte » l’existence d’une autre religion que la sienne est aléatoire. Elle dépend d’un rapport de force, d’une humeur variable. Elle est humiliante pour la personne qui n’est que tolérée par un pouvoir dominateur. Avoir la permission de faire ce qu’en réalité on devrait avoir le droit de faire, sans autorisation extérieure, c’est à l’évidence subir l’absence d’une liberté reconnue comme telle. Si la liberté de conscience est un droit, elle doit être hors de portée de toute variation du pouvoir. Telles sont les limites d’une politique de tolérance…
En revanche, une éthique de la tolérance entre personnes de convictions différentes est nécessaire au lien social. Cette fois-ci, la tolérance est mutuelle. Elle a lieu entre des égaux, qui n’ont donc pas à craindre un retournement subit. Voltaire la fonde sur un argument courant, qui est celui de l’incertitude humaine. On peut se tromper, et on se trompe souvent. Dès lors, nul ne peut prétendre détenir la vérité, alors qu’il ne fait que croire. Cette conscience de la faillibilité doit inciter à la modestie, au respect d’autrui, quelles que soient les réserves que suscite en moi sa croyance. Cela ne veut pas dire qu’il faille respecter toute croyance, mais respecter la liberté d’autrui dans son droit de croire ce qu’il croit. Une autre forme d’intolérance est justement celle qui réclame le respect des croyances sous prétexte de demander le respect des croyants et de leur liberté de croire. La création d’un délit de blasphème, à cet égard, relève d’une telle intolérance, puisqu’elle impose à tous le respect d’une croyance qui n’est que de certains.
Henri Pena-Ruiz Dictionnaire amoureux de la Laïcité