Spiritualité
Dans les sociétés occidentales et dans toutes les sociétés monothéistes, la notion de spiritualité est intimement liée à celle de religion. Toute spiritualité ne saurait s’inscrire que dans une transcendance et une aspiration à la rencontre avec le divin. Pascal l’a dit : « Misère de l’homme sans Dieu ! » Pour autant, cette conception de la spiritualité est loin d’être universelle ! Matthieu Ricard (moine bouddhiste, interprète français du dalaï-lama) disait dans un entretien accordé à la revue Nouvelles Clés (no 19), que la question d’une spiritualité sans Dieu intéresse le dalaï-lama en tant qu’elle concerne plus de la moitié de l’humanité. « De plus en plus de gens, ajoutait-il, n’entretiennent plus le moindre rapport avec la religion de leurs ancêtres ou pratiquent encore, mais de façon tiède, sans croire à l’importance cruciale de ce qu’ils font, alors qu’ils continuent évidemment à avoir grand besoin de tendresse, de rapport compassionnel, de tolérance, d’amour… car ce sont là des dimensions vitales de la vie humaine. Les religions, elles, ne sont pas obligatoires. On peut vivre, et bien vivre, sans elles. L’amour, en revanche, on ne peut pas s’en passer. Il faut donc apprendre à le pratiquer et à transmettre cette pratique dans la vie de tous les jours. Être plus altruiste, plus en accord avec les membres de sa famille ou du lieu où l’on travaille. Voilà qui est essentiel. »
Existe-t-il une spiritualité sans Dieu ?
Il existe donc une raison évidente à définir une spiritualité sans Dieu. Car Dieu ou pas, la spiritualité, c’est l’être humain qui la vit ; peut-être pourrait-on même conjecturer que la place qu’occupe le divin dans la spiritualité est en proportion de la place qu’occupe la religion dans la société. Et, bien que nous n’en mettions pas en doute la sincérité, tant d’expériences de « révélation » nous ont été relatées que nous pouvons y voir à l’œuvre la poussée inconsciente du poids de la pensée religieuse si lourd à certaines époques et capable de causer tout autant un violent rejet de toute spiritualité religieuse comme l’effet inverse du premier. Ce poids du religieux tend toujours à revenir sur le devant de la scène et à vouloir s’imposer dans l’espace public.
L’histoire de la chrétienté est lourde d’intolérances et de refus du progrès et du bien-être des peuples et lourde de condamnations réitérées, prononcées au nom du dogme, contre les avancées de la science et du savoir de l’humanité. Aussi, les religions ne sauraient-elles revendiquer le monopole des valeurs universelles et en tant que pouvoir temporel, elles se préoccupent peu de spiritualité ! On le voit partout aujourd’hui, là où des intégrismes se sont imposés dans la vie politique des nations. La religion n’a jamais constitué une garantie de moralité. L’exigence morale de chacun tient à ses qualités humaines et au travail qu’il fait sur lui-même. Et si quelqu’un estime que sa foi l’aide dans ce travail d’élévation morale, c’est là un choix personnel qui pour être infiniment respectable, ne saurait constituer un modèle unique et la seule voie d’accès aux valeurs spirituelles les plus hautes.
À toujours vouloir opposer religion et laïcité, on voudrait laisser penser que la laïcité est la religion de l’antireligieux. Or, la laïcité de l’État n’est pas une conviction parmi d’autres. Il n’y a pas de clergé laïque ni de religion de la laïcité. La laïcité de l’État est la condition première grâce à laquelle toutes les convictions peuvent exister ensemble dans l’espace public.
Aussi, plutôt que de parler de « spiritualité laïque », vaudrait-il mieux dire que le principe de laïcité, en tant que principe politique, facilite l’ouverture des possibilités, pour chacun, de vivre sa spiritualité. En ce sens, la laïcité, au lieu d’être une limite à la vie spirituelle, en est bien au contraire une des conditions.
D’où sort-on qu’un athée ou un agnostique n’aurait ni vie intérieure ni espérance ? Et quand bien même renoncerait-on à l’espérance (« apprendre à désespérer » dit le philosophe Comte-Sponville), n’y aurait-il aucune grandeur à abandonner toute illusion pour assumer la dure condition de l’ici et maintenant ? Y aurait-il deux catégories d’êtres humains ? La foi conférerait-elle une supériorité ? Où situer les religions d’Asie, alors, dans cette hiérarchie totalement infondée ? Pourquoi une espérance religieuse, parce qu’elle postule un au-delà, serait-elle plus forte, aurait-elle plus grande valeur ?
L’exigence morale est une transcendance que nous portons en nous-mêmes ; c’est l’injonction à la conscience et à la responsabilité que nous rencontrons sur notre parcours s’il est jalonné de questionnements sur nous-mêmes et sur notre rapport à autrui.
La franc-maçonnerie adogmatique représente un exemple intéressant de spiritualité humaniste loin de tout dogme et de toute religion. Entrer en franc-maçonnerie c’est accepter de travailler sur soi-même pour entrer dans le projet global maçonnique qui est le progrès de l’humanité conçu comme la potentialisation des volontés tendues vers ce but et acquises à l’idée que cela commence par le progrès sur soi. Il s’agit donc de vie intérieure. C’est avant tout une éthique et toute démarche d’éthique suppose un profond retour sur soi.
Il s’agit de la reconnaissance de l’Autre, que ce soit autrui ou « Soi-même comme un autre ». Il s’agit de poser la toute première des valeurs, valeur intangible, la valeur de l’autre. La question de l’Autre est, en effet, la question essentielle, car personne ne peut exister que de soi. Tous, nous sommes insérés dans un filet d’interrelations, qu’elles soient voulues ou subies, qu’elles soient d’amour ou de haine. Mais s’il s’agit d’amour, il s’agit alors de la forme la plus haute de l’amour (caritas, en latin, agapè en grec), amour qui à son plus haut degré est amour de la différence : différence des autres, même radicale et aussi expérience de l’altérité en nous-mêmes.
Le travail sur soi est volonté de paix
C’est donc croire en l’être humain, en sa capacité de mettre son énergie et son intelligence au service du bien de tous (l’attitude inverse, ce que le philosophe Emmanuel Levinas appelle « la possibilité du mal », n’étant que l’avers de cette capacité). Le travail sur soi est volonté de paix entre tous les humains, entre ces morceaux d’humanité que sont les nations. Mais il signifie aussi volonté de pacifier en nous tout ce qui est contradictoire et qui nous morcelle, volonté d’intégrer nos propres métissages, nos propres mélanges, notre propre mixité.
La rencontre de la question de la mixité dans notre travail intérieur nous aide à accepter toutes nos composantes et à les intégrer pour être en paix avec nous-mêmes et en paix avec les autres. Elle nous permet de dépasser nos propres frontières, tout ce qui nous cloisonne et nous enferme dans des rôles assignés qui ne constituent de déterminismes que si l’on veut bien.
C’est une vérité humaine, relative, faite pour évoluer parce que, précisément, elle postule sa propre mise en cause et qu’elle est le produit d’une réflexion permanente sur l’essentiel et le contingent, sur le particulier et l’universel. Elle est l’inverse d’un dogme. Cela ne signifie pas céder au relativisme ; la spiritualité n’interdit pas la reconnaissance des limites qui sont celles de l’humaine condition, mais ce n’est pas renoncer, pour autant, à persévérer dans la voie de la recherche de la vérité de l’humain avec toutes ses insuffisances, car là se trouve la grandeur de la quête : ne pas substituer à nos limites une hypothèse de perfection (inévitablement fausse puisque nous sommes imparfaits) qui nous en dédouanerait. Savoir que la quête est infinie et cependant la poursuivre quand même, car l’important n’est pas le but, mais le chemin et que toujours la vérité nous échappe comme dit le proverbe chinois : « La vérité demeure non manifestée. Si tu appelles cela la vérité, elle n’est déjà plus là. »
Par le travail intérieur, par le développement d’une spiritualité élevée, nous apprenons à grandir en humanité. La spiritualité est une donnée humaine qui a pu se traduire dans l’aspiration au divin, mais qui ne saurait s’y réduire. Le travail sur soi et l’élévation morale sont au service de la défense et l’épanouissement de « l’humain de l’homme » sur la base d’une haute spiritualité fondée sur la connaissance de soi et dégageant une morale forte toujours soutenue et orientée par une réflexion éthique large et permanente. Comme on peut le lire en décembre 1999 sous la plume de l’essayiste Jean-Louis Servan-Schreiber sur le site psychologies.com, « une spiritualité active, quel que soit son cheminement, c’est un rendez-vous avec l’essentiel en soi. » La rencontre avec soi-même nécessite de se mettre au pied du mur et donc, aussi et conséquemment, appelle un engagement.
Michel Payen, Dictionnaire de la Laïcité (2°édition)
André Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, t. I : Le mythe d’Icare, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2002.
Emmanuel Levinas, Entre nous. Essais sur le penser à l’autre, Paris, Grasset, 1991.