Service public
Le principe de laïcité est le résultat d’un long cheminement historique, le concept de service public également. Élaborés, construits, pensés, matériellement et juridiquement dans la même période et en articulation à la fin du dix-huitième siècle sous la troisième République, ils participent aujourd’hui aux fondements de la République. Indissociables, ils sont une des conditions du « vivre en commun », l’affaiblissement de l’un entraine quasi automatiquement et inexorablement l’affaiblissement de l’autre. Dans ce début de siècle fortement secoué par une crise de système qui touche tous les aspects de notre vie : économique, social, environnemental, moral et politique, ils demeurent des facteurs pacificateurs de toutes les différences, qu’elles soient religieuses, ethniques, philosophiques ou autres.
La laïcité implique la neutralité de l’État républicain vis-à-vis de toutes les religions ainsi que l’égalité devant le service public. Elle n’est pas à géométrie variable, ni fonction des populations concernées, ou des services rendus, même si elle prend des formes d’expression variées. Elle concerne tous les services publics : état civil, police, armées, éducation, prisons, poste, électricité et énergie, eau, transports publics, logement, secteur hospitalier, ou tous les services sociaux. L’école, historiquement, en a été et demeure le lieu d’application et d’affrontement privilégié. L’égalité de traitement des « utilisateurs-usagers » est donc un des principes fondateurs du service public, ainsi que le principe de neutralité qui en découle nécessairement.
La France, comme la plupart des pays européens et des démocraties, traverse une phase de sécularisation en même temps qu’un accroissement du nombre des cultes religieux. Il en découle des bouleversements dans les règles de vie communes face aux identités diverses qui fondent aujourd’hui les appartenances pour certains groupes. Il en résulte des comportements et tentatives politiques sectaires et discriminatoires, qu’une société ouverte, respectueuse de sa diversité et soucieuse de son unité et de sa capacité à vivre ensemble, et non côte à côte, ne peut accepter. La réponse à la fragmentation des aspirations personnelles ne peut se traduire par une segmentation de l’espace public sans délitement de la cohésion sociale et des solidarités. L’articulation laïcité/service public permet à chacun de vivre ses convictions personnelles en observant les règles qui organisent le respect mutuel pour vivre le plus harmonieusement possible ses différences sur un même territoire. Le bon fonctionnement des services publics, leur développement pour répondre aux besoins nouveaux des sociétés et leur respect du principe de laïcité se révèlent aujourd’hui être un enjeu majeur tant pour les gouvernements et les forces politiques qui ne l’ont pas toujours compris, que pour la société civile elle-même, aussi bien au niveau national, qu’européen et mondial. En ce sens, laïcité et service public ont bien valeur universelle.
Si la laïcité hors l’éducation n’a pas fait l’objet d’une réflexion approfondie, ni de textes de loi spécifiques aux services publics, c’est tout simplement parce que les principes de neutralité et d’égalité de traitement des usagers se confondent dans les faits avec les principes de la laïcité. Ce n’est que récemment que des questions nouvelles se sont posées dans les hôpitaux et services de soins, les cantines scolaires, les prisons et lieux de rétention, l’école notamment.
La Charte de la laïcité dans les services publics
Elle a été élaborée sur la base d’un texte proposé par le Haut Conseil à l’intégration (HCI) et précisée par une circulaire du Premier ministre, Dominique de Villepin, du 13 avril 2007. Cette Charte a un très large champ d’application puisqu’elle englobe l’ensemble des services publics, enseignement, santé, transports… Elle « rappelle le cadre tracé par notre droit pour assurer, dans les services publics, le principe républicain de laïcité. Elle expose les garanties qu’il assure et les obligations qu’il implique ». Ce texte n’est pas destiné aux seuls agents publics auxquels il est demandé de s’en tenir, en toute circonstance, à une stricte neutralité, de traiter également toutes les personnes et de respecter leur liberté de conscience. A contrario, la manifestation par un agent public « de ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions constitue un manquement à ses obligations ».
La Charte de la laïcité concerne également les usagers dont les droits et devoirs sont parfaitement définis. Tous égaux devant le service public, ils « ont le droit d’exprimer leurs convictions religieuses dans les limites du respect de la neutralité du service public, de son bon fonctionnement et des impératifs d’ordre public, de sécurité, de santé et d’hygiène », mais « doivent s’abstenir de toute forme de prosélytisme ».
La Charte va plus loin dans ce qu’elle exige des usagers : s’ils ont droit à une égalité de traitement, ils ne peuvent, en aucun cas, récuser un agent pour des motifs étrangers au service : sexe, religion… Ils ne peuvent pas non plus exiger « une adaptation du fonctionnement du service public ou d’un équipement public ». Il est cependant demandé aux agents du service public de s’efforcer, dans toute la mesure du possible, de « prendre en considération les convictions des usagers ». Le texte précise que cela ne peut se faire que « dans le respect des règles auquel il est soumis et de son bon fonctionnement ».
La Charte donne les règles à suivre dans quelques situations particulières. C’est ainsi qu’elle rappelle que « lorsque la vérification de l’identité est nécessaire, les usagers doivent se conformer aux obligations qui en découlent ». Une femme dont on ne verrait pas le visage et qui refuserait de se découvrir devant l’agent public chargé de contrôler son identité se mettrait dans l’illégalité et pourrait se voir refuser le service auquel elle prétend.
L’esprit de la Charte est très clairement exprimé par la disposition qui veut que « les usagers accueillis à temps complet dans un service public, notamment au sein d’établissements médico-sociaux, hospitaliers ou pénitentiaires ont droit au respect de leurs croyances et de participer à l’exercice de leur culte, sous réserve des contraintes découlant des nécessités du bon fonctionnement du service ».
La Charte doit être exposée, de manière visible et accessible, dans les lieux qui accueillent du public. Sur ce point, il y a incontestablement encore beaucoup à faire. Il n’en reste pas moins vrai que cette Charte de la laïcité (dans les services publics) est un texte fondateur. Il est un rempart contre tous les intégrismes dans de nombreuses grandes institutions comme l’hôpital et la prison ou dans de grands services publics à l’image de la RATP ou encore d’EDF.
La Charte est un texte qui « fait école » au-delà des frontières françaises. Au Québec par exemple, une pétition a circulé pour obtenir que l’Assemblée nationale « [interdise] aux employé(e)s de l’État d’afficher des signes religieux dans l’exercice de leurs fonctions, comme il leur est déjà interdit d’afficher leurs opinions politiques » et « [adopte] une charte de la laïcité qui permettra de baliser équitablement les demandes d’accommodement en respectant les principes de séparation des religions et de l’État et le principe de l’égalité des femmes et des hommes ».
Les principes et la règle
Mais quels sont, en France, les fondements de la Charte de la laïcité ? D’abord l’article 1er de la Constitution de la République française qui consacre les principes de laïcité et de liberté de religion. Ensuite l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »
Bien d’autres lois et textes règlementaires ont posé les principes de cette laïcité dans les services publics. C’est le cas des textes de 1881 à 1886 instituant l’école publique gratuite, laïque et obligatoire, qui ont précisé les modalités d’application du principe de laïcité. Dans les autres domaines, la loi du 14 novembre 1881 laïcise les cimetières, celle du 9 décembre 1905 sépare les Églises de l’État, la loi du 28 mars 1907 réglemente les réunions publiques, celle du 31 décembre 1959 précise les rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privés, le décret du 1er octobre 1997 protège les animaux au moment de leur abattage, la loi du 15 mars 2004 encadre le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, la loi du 13 août 2004 précise libertés et responsabilités locales, l’ordonnance du 21 avril 2006 aménage le Code général de la propriété publique, la circulaire du 27 août 2007 précise les libertés et responsabilités des communes dans le financement des écoles privées sous contrat. La jurisprudence des tribunaux administratifs et du Conseil d’État, mais aussi de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a aussi grandement contribué à préciser le droit lié au principe de laïcité, notamment sur le port des signes religieux ou sur les facilités accordées aux fonctionnaires pour pratiquer leur religion.
Le texte de la Constitution de la République française dit cependant peu sur le service public. Seul l’article 11 donne la possibilité au Président de la République de soumettre au référendum, sur proposition du gouvernement ou des deux assemblées conjointes, tout projet de loi sur des réformes relatives aux services publics.
Cependant nous trouvons des fondements de la notion de service public dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 et dans le Préambule de la Constitution de 1946, conservés dans la Constitution actuelle. L’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen indique que : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée. » ; l’article 13 précise : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés » et l’article 15 soutient : « La société a la droit de demander compte à tout agent public de son administration ».
Le Préambule de la Constitution de 1946 indique en particulier : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité… La nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement… Elle [la nation] garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs… l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État. ».
Le rapprochement de ces textes nous montre à la fois, la profonde continuité historique et philosophique des concepts de service public et de laïcité dans la culture politique et sociale française et leur fondement philosophique commun.
Ce que dit la Charte de la laïcité dans les services publics
Aussi n’est-ce pas un hasard si la Charte de la laïcité rappelle en premier lieu les grands principes constitutionnels d’égalité, de liberté de conscience et les conditions d’exercice de la liberté religieuse, dans le cadre de l’ordre public. Ce texte définit ensuite les comportements attendus des usagers et des agents du service public.
• Des usagers du service public
La Charte de la laïcité rappelle que « tous les usagers [du service public] sont égaux devant le service public… (Ils) ont le droit d’exprimer leurs convictions religieuses dans les limites du respect de la neutralité du service public, de son bon fonctionnement et des impératifs d’ordre public, de sécurité, de santé et d’hygiène… [Ils] doivent s’abstenir de toute forme de prosélytisme.
[Ils] ne peuvent récuser un agent public ou d’autres usagers, ni exiger une adaptation du fonctionnement du service public ou d’un équipement public. Cependant, le service s’efforce de prendre en considération les convictions des usagers dans le respect des règles auquel il est soumis et de son bon fonctionnement.
Ils doivent permettre la vérification de leur identité lorsqu’elle est requise… accueillis à temps complet… au sein d’établissement médico-sociaux, hospitaliers ou pénitentiaires [ils] ont droit au respect de leurs croyances et peuvent participer à l’exercice de leur culte, sous réserve des contraintes découlant des nécessités du bon fonctionnement du service.
• Des agents publics
La Charte de la laïcité requiert que « Tout agent public a un devoir de stricte neutralité. Il doit traiter également toutes les personnes et respecter leur liberté de conscience. [S’il manifeste] ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions, [cela] constitue un manquement à ses obligations.
[Il doit] faire respecter l’application du principe de laïcité dans l’enceinte de ces services.
[Leur] liberté de conscience est garantie… [les agents] bénéficient d’autorisations d’absence pour participer à une fête religieuse » dans le respect du fonctionnement normal du service.
En conformité avec la jurisprudence la charte différencie le régime applicable aux usagers des services de celui des agents dont le comportement doit impérativement refléter la neutralité sous peine de sanctions. Les usagers sous certaines conditions qui touchent en général au prosélytisme et à l’ordre public peuvent manifester leurs convictions religieuses par des signes distinctifs par exemple, dans la plupart des services publics, à l’exception des écoles, collèges et lycées publics (loi du 15 mars 2004).
On peut se demander s’il ne serait pas préférable qu’une telle charte soit mieux diffusée, qu’elle ait un caractère réglementaire et soit applicable dans tous les services publics quelle que soit la nature du service et le statut juridique de l’organisme ou de l’entreprise chargée de le fournir. Ne devrait-elle pas aussi être intégrée dans les cursus de formation professionnelle des agents des fonctions publiques ?
Le législateur tout récemment a enfin tenu à renforcer le principe de laïcité dans les fonctions publiques en l’introduisant dans le statut des fonctionnaires par la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, modifiant la loi du 13 juillet 1983. Le texte précise : « Art. 25. – Le fonctionnaire exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité. Dans l’exercice de ses fonctions, il est tenu à l’obligation de neutralité. Le fonctionnaire exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses. Le fonctionnaire traite de façon égale toutes les personnes et respecte leur liberté de conscience et leur dignité. Il appartient à tout chef service de veiller au respect de ces principes dans les services placés sous son autorité. Tout chef de service peut préciser, après avis des représentants du personnel, les principes déontologiques applicables aux agents placés sous son autorité, en les adaptant aux missions du service».
Des chartes dans les grandes entreprises publiques
Et qu’en est-il des grandes entreprises publiques qui sont, semble-t-il, confrontées de plus en plus souvent au fait religieux. Elles ont réagi à l’image de la RATP et d’EDF pour que les managers de terrain apportent des réponses adaptées aux demandes qui leur sont faites. C’est ainsi qu’en 2013, la RATP, entreprise de transports collectifs (créée le 1er janvier 1949), a rappelé à ses collaborateurs les principes de « Laïcité et de neutralité dans l’entreprise » en publiant un « Guide pratique à destination des managers ». Il se présente sous forme de questions/réponses et de six fiches leur expliquant l’attitude à adopter lorsqu’ils sont confrontés à des demandes ou à des situations relatives à l’expression du fait religieux. Cette publication s’inscrit dans la droite ligne de la politique constante de l’entreprise qui, dans son plan d’entreprise 2008-2012, affirme expressément qu’elle se doit d’« assurer en permanence la continuité et l’adaptabilité du service ainsi que l’égalité des territoires quelles que soient les situations, [de] lutter contre toutes les formes de discrimination et [de] respecter le principe de laïcité ». Par ailleurs, depuis 2005, les contrats de travail des agents de la RATP comportent une clause claire sur l’obligation de laïcité-neutralité rédigée ainsi : « Vous vous engagez à proscrire toute attitude ou port de signe ostentatoire pouvant révéler une appartenance à une religion ou à une philosophie quelconque ».
Chez EDF, la direction des relations humaines a, elle aussi, diffusé dès 2011, un guide « Repères sur le fait religieux dans l’entreprise à l’usage des managers [de terrain] et des responsables RH » qui, au-delà d’un rappel des textes en vigueur, permet de trouver des réponses adaptées dans l’intérêt de l’entreprise et le respect de l’individu quand ils ont une demande d’aménagement du travail d’un salarié pour des raisons religieuses. Ces réponses prennent en compte sept critères : la sécurité, la sûreté des installations, l’hygiène, les aptitudes professionnelles nécessaires, l’organisation du travail, la protection contre le prosélytisme et le respect des intérêts commerciaux de l’entreprise.
Jean-Claude Boual
http://www.service-public.fr