Sectes
L’expansion du phénomène sectaire suit toujours le déclin des grandes idéologies structurantes. Ce fut le cas jadis dans l’Empire romain quand l’effondrement progressif de la religion civique laissa place à une multitude de cultes nouveaux dont l’histoire a retenu à peine le nom tandis que se fortifiait au bénéfice de certains d’entre eux l’alliance du pouvoir politique et de confessions assez organisées pour entretenir avec lui un dialogue institutionnel durable. Ces sectes se muèrent ainsi en religions, sans cesser pour autant de connaître divisions internes et dissidences.
La situation que vit l’Europe contemporaine présente des traits similaires. Les grandes confessions chrétiennes peinent à se renouveler et le marxisme-léninisme qui se présentait comme une foi globale a sombré à son tour.
À l’aube du XXI e siècle, aucune confession nouvelle ne semble en mesure de s’imposer comme idéologie d’État, à la différence des fondamentalistes pour qui la conquête des esprits ne va pas sans prise de pouvoir sur les instances gouvernementales. Les sectes contemporaines qui n’ont pas renoncé à former l’ossature de la société sont trop nombreuses et concurrentes pour y parvenir. Elles fleurissent néanmoins quand la superposition d’une crise socio-économique et d’une crise politique entraîne une profonde dépression morale. Chacun alors cherche son salut dans les voies irrationnelles des croyances alternatives, sans prendre clairement conscience de leurs fonctions illusoires.
Les sectes contemporaines ont donc un point commun qu’elles partagent avec leurs lointaines ancêtres du premier millénaire.
Elles offrent le salut individuel aux esprits déstabilisés sous forme d’un développement mental personnel censé transcender le potentiel de chacun et le faire accéder, hic et nunc, à un état de supériorité générateur d’autorité et de puissance. Solidarité, responsabilité personnelle et plus encore fraternité disparaissent spontanément de l’horizon radieux que les sectes promettent.
Chaque type de secte privilégie sa différence en tenant un discours spécifique et en dénaturant délibérément le vocabulaire commun par d’incessantes créations verbales. À cet égard, la Scientologie est d’une rare fertilité lexicale : Opératif Thétan numéro 5 = adepte ayant atteint un haut niveau hiérarchique dans la secte ; Officier d’éthique = personne de confiance chargée de suivre sans relâche le cursus d’un ou plusieurs adeptes ; Individu suppressif = adversaire dangereux ; Personne fair-game = individu hostile contre lequel on peut agir impunément, etc.
Pratiquement, la secte recherche dès le premier abord l’adhésion physique et financière du futur adepte de telle sorte qu’un retour en arrière lui soit quasi impossible. Certaines d’entre elles, mais non la plupart, espérant s’approprier l’avenir, s’attachent à pré-formater les enfants des adeptes en les soumettant, avec l’accord de leurs parents, par des techniques prosélytiques d’enfermement scolaire et social. D’autres travaillent à séduire leurs futurs adeptes par la pratique d’activités sexuelles débridées. Ou encore à s’emparer d’êtres physiquement délabrés, par des techniques d’alimentation soigneusement carencée, poussant, le cas échéant, à la consommation de drogues (tantôt des placebos anodins, tantôt des produits toujours non validés et parfois même soupçonnés de nuire gravement à la santé).
Contrairement à ce que l’opinion pense communément, l’entrée en secte n’est pas réservée à des esprits prédisposés à la crédulité ni à des personnes traumatisées par leurs échecs sentimentaux ou professionnels. Quatre nouveaux adeptes sur cinq décident librement de leur adhésion, séduits qu’ils sont par les propositions généreuses dont ils ont été l’objet. Ils cultivent simplement l’espérance d’un être-mieux à défaut d’un simple mieux-être. Ce n’est qu’avec le temps que l’adepte se sectarisera jusqu’à devenir lui-même prosélyte en renonçant souvent pour toujours à son propre libre arbitre.
En France, quelques dizaines de milliers de sectaires entraînent dans leur sillage le malheur d’environ 500 000 personnes, enfants et parents d’adeptes qui ne s’expliquent pas les raisons des ruptures qu’ils constatent, ignorant les méthodes employées pour subvertir les esprits.
Face à ce phénomène d’aliénation recherchée, les démocraties mettent du temps à réagir. Avant de réfléchir aux mesures de sauvegarde qui s’imposent, elles hésitent, soucieuses qu’elles sont de préserver et de garantir les grandes valeurs inscrites dans leurs Constitutions, liberté de conscience, de pensée, de religion, d’association. Les sectes en profitent qui dénoncent ou font dénoncer par quelques intellectuels à leur service des atteintes supposées à la liberté religieuse provoquées par leurs détracteurs et traquent systématiquement tout repenti sorti de leurs rangs. Par exemple, Ron Hubbard, fondateur de la Scientologie : « Une personne fair-game peut être privée de ses biens ou blessée par n’importe quel scientologue sans que celui-ci soit passible d’aucune mesure disciplinaire de la part de la Scientologie. On peut tromper une personne fair-game, le poursuivre en justice ou lui mentir ou le détruire ». (Lettre de règlement HCOB, 7 octobre 1962).
La responsabilité des États-Unis d’Amérique est grande dans l’expansion sectaire. En 1791, par l’adoption du premier amendement à la Constitution, le législateur américain renonçait à légiférer en matière religieuse : « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche à l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion. » Cet amendement visait incontestablement à promouvoir un régime de tolérance et de liberté, idée révolutionnaire alors et qui marquait une nette rupture avec l’intolérance et les guerres de religion qui avaient déchiré le Vieux Monde. Mais les interprétations ultérieures de ce texte ambigu (non réécrit ni même précisé depuis deux cents ans) ont transformé son intention première en sacralisant abusivement tout comportement dès lors qu’il s’autoproclame religieux. La « bigotry » largement répandue dans l’opinion a permis au Sénat américain de voter une loi applicable à l’étranger (sic), grâce à laquelle le gouvernement des États-Unis s’autorise à donner des conseils aux États dont la législation n’est pas conforme à la leur. Ainsi un rapport officiel du département d’État américain (ministère des Affaires étrangères), ignorant superbement la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 exigeait en 2001 de la France qu’elle reconnaisse officiellement comme religion la Scientologie, l’Église (athée !) des Raëliens, le Mandarom et l’Ordre du Temple solaire (53 suicides provoqués en 1994 et 16 autres en 1995)…
Bien que les États-Unis continuent à connaître en principe un régime de séparation entre l’État et les Églises, il suffit d’une simple auto-déclaration pour jouir outre-Atlantique de la protection illimitée du premier amendement. Et de bénéficier, comme toute religion, d’une confortable défiscalisation.
Les Constituants français de 1789 avaient été meilleurs législateurs. Tout en proclamant dans la Déclaration des droits de l’homme le principe général de liberté dès lors que cette dernière ne nuit pas à autrui, l’Assemblée constituante avait été très claire. L’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société, la jouissance des mêmes droits. Les bornes ne peuvent être déterminées que par la loi (art. 4 de la Déclaration, partie intégrante de la Constitution de la Ve République).
Deux États européens parmi les premiers ont su réagir contre les excès sectaires, selon des modalités différentes : la Belgique et la France. Suite à un rapport parlementaire très élaboré, la Belgique a choisi de donner une définition criminologique des dérives sectaires sur laquelle la justice d’Outre-Quiévrain peut s’appuyer.
La France sensible aux difficultés qui pourraient naître d’une définition étroitement juridique de la notion de secte a préféré adapter sa législation de telle sorte que les délits et crimes sectaires ne puissent échapper aux lois sous le fallacieux prétexte qu’ils seraient couverts par une liberté religieuse sans limite.
Dans un premier temps, le Parlement français par un vote quasi unanime des deux Chambres a étendu à tous les citoyens la protection de la loi contre les abus de faiblesse. Modifiant ainsi son Code pénal, il a confié en outre au magistrat, et à lui seul, la possibilité de prononcer la dissolution d’une personne morale sanctionnée déjà pour des motifs graves et répétés. En effet, si les personnes physiques pouvaient être poursuivies, les personnes morales échappaient largement au regard de la justice.
Enfin, par l’adoption d’une série de textes législatifs ou réglementaires, il a veillé à empêcher l’intrusion discrète des sectes dans les domaines ultrasensibles de la santé publique et de la formation professionnelle où proliféraient jusqu’à présent charlatanisme et escroquerie.
Habituées pendant de longues années au comportement tétanisé des pouvoirs publics, les sectes ne pouvaient manquer de réagir.
Certaines d’entre elles n’hésitèrent pas à tenter de perturber le fonctionnement normal des services de l’État : dossiers d’instruction égarés et jamais retrouvés, actions judiciaires abusivement retardées, ce fut en France le pont aux ânes des années écoulées. Faut-il voir dans le singulier sabotage d’un texte législatif, à la veille d’un procès probablement retentissant, la main d’un mouvement sectaire ? Mais d’ores et déjà la disposition législative « disparue » a été réintégrée par l’Assemblée nationale et le Sénat.
Sur le plan du Parlement européen, la vigilance est aussi de mise depuis l’adoption en 2001 de la Résolution sur les droits fondamentaux de l’Union qui demande aux États membres de porter une attention toute particulière aux activités parfois illégales ou criminelles de certaines sectes et de prendre les mesures appropriées pour combattre ce fléau social. Désormais, la Cour de justice européenne et celle des Droits de l’homme pourront se prononcer à l’avenir sur les futurs abus sectaires qui seraient portés devant leur autorité. Les arrêts qui en découleront entraîneront l’évolution des législations nationales qui sont encore trop peu armées face aux risques du sectarisme contemporain.
En France, l’institution déjà ancienne d’une instance gouvernementale chargée de promouvoir la prévention des dérives sectaires (la Miviludes), ne suffit pas pour suivre le développement de phénomènes plus récents de crispations identitaires affectant aussi bien les grandes confessions que leurs dissidences, et nés pour la plupart hors de France, mais implantés désormais sur le territoire national (Église lefévriste, Opus Dei, Légionnaires du Christ, pour ne citer que les plus influentes).
La Miviludes n’est pas non plus en mesure de combattre les menaces que font peser sur la liberté les diverses formes d’extrémismes qui emploient couramment attentats aveugles et assassinats ciblés pour déstabiliser les Nations démocratiques et la France en particulier, au nom d’un islam usurpé.
Pour obvier à ces périls nouveaux, les pouvoirs publics doivent en permanence adapter leurs moyens, dans le respect du droit et des valeurs universellement reconnus. Ils ne peuvent agir utilement qu’en appelant l’opinion à une constante vigilance.
Alain Vivien, Dictionnaire de la Laïcité (2°édition)