Privé/public
Privé/public
La religion n’engage et ne doit engager que les croyants. Elle est donc particulière, car référée à certains hommes et non à tous. C’est ce constat qui l’assigne à la sphère privée, au sens juridique, ce qui ne l’empêche nullement d’avoir une dimension collective et pas seulement individuelle. Il en va de même pour l’humanisme athée, option spirituelle privée. Le découplage entre pouvoir politique et religion est aussi découplage entre pouvoir politique et athéisme. La laïcité repose sur ce découplage, que garantit la séparation laïque.
Pour fonder la critique de toute extension totalitaire du périmètre des lois et de l’Etat, Jean-Jacques Rousseau intitule un chapitre du Contrat social « Des bornes du pouvoir souverain » (Du contrat social, livre II, chapitre 4). Il y distingue deux dimensions de l’individu. D’une part la personne publique, c’est-à-dire le membre de la communauté politique souveraine appelée aussi Etat. D’autre part la personne privée, c’est-à-dire l’être humain libre irréductible à cette dimension publique et indépendant d’elle sur le plan du droit. Cette sphère privée n’est définie comme telle qu’au regard du risque d’une intervention illimitée de la sphère publique, et non pour affirmer une vision individualiste de l’existence humaine. D’ailleurs, elle peut avoir un caractère collectif et pas seulement individuel. Par exemple, si les adeptes du culte de Vénus se réunissent dans un quartier urbain pour célébrer leur déesse et construire une théologie de la beauté aimante et aimée, une telle réunion reste de caractère privé, au sens où elle n’engage que certaines personnes. Si ensuite les vénusiennes et vénusiens demandent l’autorisation de manifester sur la voie publique, cette autorisation sera soumise aux conditions prévues par la loi pour assurer l’ordre public. De ce que les vénusiennes et vénusiens manifestent dans l’espace public il ne résulte nullement que leur culte doit jouir d’un statut de droit public et des éventuels avantages qui lui sont liés.
Il faut remarquer ici que, contrairement à l’interprétation individualiste unilatérale que certains économistes donnent de la sphère privée afin de récuser par avance toute régulation étatique correctrice de la vie économique, le partage proposé par Rousseau n’implique a priori aucune négation de la dimension sociale de l’humanité. Maîtres de leur conscience, et de tout ce qui n’a aucun impact sur la vie commune, les individus ne sont pas pour autant fermés à l’intersubjectivité, ni au dialogue avec autrui, ni au caractère essentiel de la citoyenneté. La sphère privée ressortit à une délimitation juridique dont le but est à la fois de la protéger et de la garantir contre tout empiètement.
La ligne de démarcation entre privé et public reste donc nette si l’on retient le critère de la quantification. Dans un Etat de droit, les lois sont destinées à régir les rapports de tous les êtres humains qui composent cet Etat. La notion d’ordre public est ici très claire, en ce qu’elle correspond à cette dimension universelle. A noter qu’elle met en jeu des principes de droit qui comme tels ne peuvent être arbitraires. Dans ce même Etat, si un groupe de personnes choisit librement un culte ou une philosophie, cela ne doit engager que lui et par conséquent reste d’ordre privé. Le privé, ici, s’établit au niveau du singulier et du particulier. Ainsi comprise, la distinction privé/public vaut référence contre toute tentation despotique : « le souverain, de son côté, ne peut charger les sujets d’aucune chaîne inutile à la communauté » (Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre II, chapitre 4). Cette abstention correspond à ce que Hobbes appelait le silence de la loi. La loi doit se taire lorsqu’une action relève de la liberté de la sphère privée. Et si à cette liberté on associe l’égalité pour faire advenir l’égaliberté, le silence de la loi recouvre également le fait qu’elle ne doit prévoir aucun avantage particulier pour ce qui est d’ordre privé.
Benjamin Constant semble lire un peu vite le Contrat social lorsqu’il reproche à Rousseau d’avoir fourni des armes à la tyrannie. Il construit son commentaire comme si la distinction entre personne privée et personne publique n’y existait pas. D’où le contresens majeur qui va inaugurer la doxa d’un Rousseau père du totalitarisme. L’aliénation fondatrice est alors celle de l’« individu » tout entier, alors que Rousseau précise bien que seul ce qui importe à l’usage de la communauté doit être aliéné dans le « contrat social », et en assigne l’extension à une partie de l’individu seulement, et de sa sphère d’action : la personne publique. La référence du titre aux « bornes du pouvoir souverain » indique d’ailleurs suffisamment qu’il s’agit bien de poser des limites.
Benjamin Constant croit devoir revendiquer contre Rousseau lui-même ce que pourtant ce dernier a clairement posé comme principe de délimitation de la souveraineté. Bien compris, ce principe signifie que la majorité ne peut légiférer que dans certaines limites. Ainsi, pour l’exemple, une majorité de catholiques, ou de musulmans, ne peut établir que sa confession doit s’imposer à tous, ou jouir de privilèges, si du moins l’on considère que le choix éventuel d’une confession par un particulier est du seul ressort de sa sphère privée. Un tel choix ne peut donc relever d’aucune intervention de la puissance publique, et le souci de respecter l’égalité autant que la liberté requiert qu’il ne soit pas prétexte à discriminations, qu’elles soient positives ou négatives. Benjamin Constant le dit clairement : « L’assentiment de la majorité ne suffit nullement dans tous les cas pour légitimer ses actes : il en existe que rien ne peut sanctionner ; […] elle serait la nation entière, moins le citoyen qu’elle opprime, qu’elle n’en serait pas plus légitime » (Ecrits politiques, présentés par Marcel Gauchet, Paris, Gallimard, « Folio », 1997, page 313). Dans un autre texte, Benjamin Constant semble redécouvrir le principe de la limitation du champ d’action de l’instance politique souveraine :
« L’universalité des citoyens est le souverain, dans ce sens que nulle fraction, nulle association partielle ne peut s’arroger la souveraineté, si celle-ci ne lui est pas déléguée. Mais il ne s’ensuit pas que l’universalité des citoyens, ou ceux qui par elle sont investis de la souveraineté, puissent disposer souverainement de l’existence des individus. Il y a au contraire une partie de l’existence humaine qui, de toute nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale. »
Benjamin Constant, De la souveraineté du peuple, 1815, pages 312-313.
Le propos de Constant peut être comparé à celui de Rousseau, qui, une cinquantaine d’années avant lui, ne disait pas autre chose :
« Mais outre la personne publique, nous avons à considérer les personnes privées qui la composent, et dont la vie et la liberté sont naturellement indépendantes d’elle. Il s’agit donc de bien distinguer les droits respectifs des citoyens et du souverain, et les devoirs qu’ont à remplir les premiers en qualité de sujets, du droit naturel dont ils doivent jouir en qualité d’hommes. On convient que tout ce que chacun aliène par le pacte social de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela qui importe à la communauté, mais il faut convenir aussi que le souverain seul est juge cette importance. »
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre II, chapitre 4.
On ne peut juger la clause finale inquiétante que si l’on oublie deux choses. D’une part, le « souverain » n’est chez Rousseau que le peuple lui-même, se donnant à lui-même sa propre loi. D’autre part, se situant du point de vue du droit, Rousseau précise qu’une extension illégitime de l’intervention étatique est aussi absurde qu’inconcevable. Cela voudrait dire en effet que le peuple s’inflige à lui-même, arbitrairement, une « chaîne inutile à la communauté ». Un tel masochisme est absurde.
Constant, sans doute déjà obsédé par le risque d’un Etat qui s’immiscerait dans la vie économique pour y contrebalancer les rapports de force spontanés de la société civile, néglige ce point pourtant décisif et veut lire Rousseau comme un fauteur de tyrannie, oubliant l’avertissement formulé par l’auteur du Contrat social, et qui vient d’être rappelé :
« Rousseau […] a fait de son Contrat social, si souvent invoqué en faveur de la liberté, le plus terrible auxiliaire de tous les genres de despotisme. Il définit le contrat passé entre la société et ses membres, l’aliénation complète de chaque individu avec tous ses droits et sans réserve à la communauté. »
Benjamin Constant, Ecrits politiques, op. cit., page 313.
Constant, à propos de la religion, énonce pourtant sans équivoque une conception qui l’assigne à la sphère privée que Rousseau soustrait à la normativité politique :
« L’autorité ne doit jamais proscrire une religion même quand elle la croit dangereuse. Qu’elle punisse les actions coupables qu’une religion fait commettre, non comme actions religieuses, mais comme actions coupables : elle parviendra facilement à les réprimer. Si elle les attaquait comme religieuses, elle en ferait un devoir, et si elle voulait remonter jusqu’à l’opinion qui en est la source, elle s’engagerait dans un labyrinthe de vexations et d’iniquités n’ayant plus de terme. Le seul moyen d’affaiblir une opinion, c’est d’établir le libre examen. Or, qui dit examen libre dit éloignement de toute espèce d’autorité, absence de toute intervention collective : l’examen est essentiellement individuel. »
Benjamin Constant, Ecrits politiques, op. cit., page 479.