Platon (428-348 avant J.-C.) et Socrate (470-399 avant J.-C.)
Platon (428-348 avant J.-C.) et Socrate (470-399 avant J.-C.)
Remontons aux sources philosophiques de l’esprit de liberté qui anime l’idéal laïque. La philosophie nous aide entre autres à démêler les univers de la croyance et de la connaissance. Il s’agit en effet de concevoir leurs statuts respectifs de façon rigoureuse. Croire ou savoir ? Savoir que l’on croit, ou croire sans conscience que l’on croit ? Croire que l’on sait, ou savoir qu’on ne sait pas ? Ces questions sont essentielles dans la lucidité qui clarifie ce qui se passe dans la conscience humaine, voire dans l’inconscient. Le fanatique, lui, ne distingue rien. Sa croyance est sans distance, et la certitude qui l’anime se fait bientôt violence. Savonarole et Torquemada sont rejoints aujourd’hui par d’autres religieux fanatiques dont on connaît les tristes agissements.
Rien de plus précieux pour l’effort de lucidité qui distingue les registres de la conscience humaine que l’exemple socratique rapporté par Platon. Place à la démarche philosophique telle que les penseurs grecs l’ont mise en œuvre, et notamment la légendaire attitude intellectuelle de Socrate, toute de vigilance intérieure et de souci de lucidité sur soi comme sur le monde. La radicalité de la démarche socratique réside dans la volonté de porter à sa conscience vive le danger du faux savoir qui se prend pour vrai. D’où la décision de principe de se tenir soi-même pour ignorant, et de faire de cette ignorance la source d’une exigence de vérité intraitable en ce qui concerne les titres de tout ce qui se présente comme vrai, mais n’est peut-être que vraisemblable : les faux-semblants du vécu, les préjugés intéressés, les opinions qui se croient validées par l’usage ou l’habitude, les croyances plus ou moins rationnelles tombent alors sous le coup d’une telle exigence.
Le plus sage des hommes est bien celui qui a d’abord conscience de ne rien savoir : c’est ainsi que l’oracle de Delphes a consacré la sagesse de Socrate. La lucidité intérieure consiste donc à distinguer ce que l’on croit et ce que l’on sait. Et à comprendre les différentes façons dont la conscience se rapporte à elle-même. L’exigence socratique, légendaire et emblématique de la démarche philosophique, se heurte ainsi à tous les faiseurs d’illusions, qui usent notamment du pouvoir de la rhétorique pour produire devant un auditoire la croyance sans la connaissance, là où une démarche rationnelle ne solliciterait qu’un assentiment fondé sur la connaissance et l’exercice du jugement. Il ne s’agit pas tant de disqualifier ici le régime mental de la croyance que de le comprendre dans sa spécificité, afin d’en marquer les limites et d’en relativiser l’ascendant.
L’Apologie de Socrate rappellera que le premier pas dans la sagesse consiste à bien prendre la mesure de ce qu’on ignore, afin de ne pas se méprendre sur ce qu’on sait réellement et ce qu’on croit savoir. Au seuil d’une typologie des grandes options spirituelles, le rappel de cette exigence critique est essentiel. Certes, ce n’est pas spontanément que ceux qui croient se mettent ainsi à distance d’eux-mêmes pour éprouver la croyance comme telle et ne pas la confondre avec le savoir. Mais l’exigence de lucidité, et l’effort qui lui correspond, sont à rappeler d’entrée de jeu dès lors qu’il s’agit d’envisager ce qui peut fonder la coexistence d’hommes aux croyances et aux convictions diverses. Ainsi se prépare un certain régime d’affirmation des croyances, qui, étant conscientes d’elles-mêmes comme croyances, et non comme savoirs incontestables, peuvent éviter leur dérive intolérante et fanatique. Cette disposition subjective de chacun ouvre la voie à la compréhension mutuelle et à l’acceptation d’un pluralisme de convictions qui ne relativise pas l’unité du savoir objectif mais fait signe vers des principes de justice propres à permettre à des personnes aux croyances ou aux convictions spirituelles opposées de vivre ensemble. Dans son dialogue intitulé Gorgias, du nom d’un prestigieux professeur de rhétorique, Platon retient pour essentielle la distinction du savoir et de la croyance.
« Socrate. – Eh bien, allons, examinons surtout le point suivant. Existe-t-il une chose que tu appelles savoir ?
Gorgias. – Oui.
Socrate. – Et une autre que tu appelles croire ?
Gorgias. – Oui, bien sûr.
Socrate. – Bon, à ton avis, savoir et croire, est-ce pareil ? Est-ce que savoir et croyance sont la même chose ? ou bien deux choses différentes ?
Gorgias. – Pour ma part, Socrate, je crois qu’elles sont différentes.
Socrate. – Et tu as bien raison de le croire. Voici comment on s’en rend compte. Si on te demandait : “Y a-t-il, Gorgias, une croyance fausse et une vraie ?”, tu répondrais que oui, je pense.
Gorgias. – Oui.
Socrate. – Mais y a-t-il un savoir faux et un vrai ?
Gorgias. – Aucunement.
Socrate. – Savoir et croyance ne sont donc pas la même chose, c’est évident.
Gorgias. – Tu dis vrai.
Socrate. – Pourtant, il est vrai que ceux qui savent sont convaincus, et que ceux qui croient le sont aussi.
Gorgias. – Oui, c’est comme cela.
Socrate. – Dans ce cas, veux-tu que nous posions qu’il existe deux formes de convictions : l’une qui permet de croire sans savoir, et l’autre qui fait connaître ?
Gorgias. – Oui, tout à fait. »
Platon, Gorgias, traduction Monique Canto-Sperber, Paris, Garnier-Flammarion, 1993, 454c-455a, pages 139-141.