Montaigne, Michel de (1533-1592)
Montaigne, Michel de (1533-1592)
Penseur de la maîtrise de soi, par ascendance stoïcienne, et du plaisir de vivre, par ascendance épicurienne, Montaigne a plaidé pour une retenue lors des conflits qui opposent les hommes. Si lors des guerres de Religion il se réaffirme catholique, il n’embrasse pas la cause au point d’approuver toutes les violences qui s’accomplissent en son nom. D’où une éthique de la distance critique, qui tempère l’engagement en laissant la personne en dehors de lui et en évitant de prendre trop à cœur (« s’enfariner la poitrine ») le rôle joué comme adepte d’une conviction ou dépositaire d’une fonction (« s’enfariner le visage »). La métaphore du comédien (dans ses « vacations […] farcesques ») provient elle aussi des stoïciens, et notamment de leur doxographe Cicéron. Elle insiste sur la nécessité de bien jouer son rôle mais de ne pas se confondre avec lui.
Et une telle exigence, dans les extraits des Essais qui suivent, tous issus du livre III, vaut aussi bien pour un engagement religieux que pour une fonction politique. C’est ce qu’attestent les exemples du maire de Bordeaux et de l’empereur de Rome, puis du conflit entre huguenots et catholiques.
Tout d’abord la métaphore de la comédie :
« La plupart de nos vacations sont farcesques. “Le monde entier joue la comédie”, Mundus universus exercet histrioniam [Pétrone, fragment cité par Juste Lipse, De la constance, I, 8]. Il faut jouer dûment notre rôle, mais comme rôle d’un personnage emprunté. Du masque et de l’apparence il n’en faut pas faire une essence réelle, ni de l’étranger le propre. Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise. C’est assez de s’enfariner le visage, sans s’enfariner la poitrine. »
Montaigne, Essais, livre III, chapitre X,
« De ménager sa volonté », 1580.
On discerne ici la sagesse stoïcienne, qui tempère la passion du rôle ou de la fonction par le paradoxe du comédien tel que le définira aussi Diderot. Il ne faut pas se laisser prendre par l’engagement du moment ni du lieu. Sachons jouer notre rôle, mais avec la conscience du fait qu’il ne s’agit bien que d’un rôle et que celui-ci ne saurait engager la totalité de l’être. Une distance à soi doit demeurer. Elle est la condition d’une tempérance propre à déjouer toute morgue dominatrice, tout emportement fanatique.
Montaigne pousse l’exigence de retenue jusqu’à la disjonction nette du rôle social et de la personne. Pendant un temps maire de Bordeaux, il pratique cette mise à distance et en fait une règle. C’est une exigence éthique, certes. Mais c’est aussi une sorte d’hygiène mentale et une condition de lucidité. « Le maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire. » L’auteur des Essais s’inscrit dans le sillage de l’empereur philosophe Marc Aurèle : « Le jugement d’un empereur doit être au-dessus de son empire, et le voir et considérer comme un accident étranger ; et lui doit savoir jouir de soi à part et se communiquer comme Jacques et Pierre, au moins à soi-même. »
Donc le rôle n’est pas l’homme. Encore faut-il pouvoir le comprendre comme le jeu d’un acteur, selon l’image qu’en donne Diderot : « Le socque ou le cothurne déposé, sa voix est éteinte, il éprouve une extrême fatigue, il va changer de linge ou se coucher ; mais il ne lui reste ni trouble, ni douleur, ni mélancolie, ni affaissement d’âme. » Ce paradoxe du comédien, qui n’est pas censé éprouver ce qu’il fait sentir, le rend un peu différent de l’homme ordinaire, rivé à sa fonction par la fatigue ou les passions qui lui sont liées. Il vaut seulement comme un modèle extrême de détachement salutaire, lié à un savoir-faire si bien maîtrisé qu’il permet justement la distance. C’est ce que précise Diderot : « Les larmes du comédien descendent de son cerveau ; celles de l’homme sensible montent de son cœur. »
Ce qui vaut pour le rôle social vaut également pour la prise de parti et l’engagement religieux. Contemporain et spectateur consterné des guerres de Religion, Montaigne incite les protagonistes à relativiser l’intransigeance qui les jette les uns contre les autres. Un avertissement qu’il réfère explicitement au conflit entre catholiques et protestants. On notera dans le texte qui suit le choix de la modération qui interdit tout fanatisme, et l’ironie qui déjoue le sectarisme de l’adhésion aveugle à un clan religieux :
« Je veux que l’avantage soit pour nous, mais je ne forcène point s’il ne l’est. Je me prends fermement au plus sain des partis, mais je n’affecte pas qu’on me remarque spécialement ennemi des autres, et outre la raison générale. J’accuse merveilleusement cette vicieuse forme d’opiner : il est de la Ligue, car il admire la grâce de monsieur de Guise. L’activité du roi de Navarre l’étonne : il est huguenot. Il trouve ceci à dire aux mœurs du roi : il est séditieux en son cœur. »
En toutes circonstances il en va du jugement serein qui en évitant toute aliénation de la pensée aux crispations de l’heure ouvre la voie à une attitude de discernement et de tolérance. « Il faut ménager la liberté de notre âme et ne l’hypothéquer qu’aux occasions justes ; lesquelles sont en bien petit nombre, si nous jugeons sainement… » C’est dans un tel esprit que Montaigne met en cause les dérives fanatiques, qui relèvent d’un manque de distance à soi, d’une absorption intégrale de l’être dans la passion du moment :
« Cette âpreté et violence de désir empêche, plus qu’elle ne sert, la conduite de ce qu’on entreprend, nous remplit d’impatience envers les événements ou contraires ou tardifs, et d’aigreur et de soupçon envers ceux avec qui nous négocions. Nous ne conduisons jamais bien la chose de laquelle nous sommes possédés et conduits. […] Celui qui n’y emploie que son jugement et son adresse, il y procède plus gaiement : il feint, il ploie, il diffère tout à son aise, selon le besoin des occasions ; il manque le but, sans tourment et sans affliction, prêt et entier pour une nouvelle entreprise ; il marche toujours la bride à la main. En celui qui est enivré de cette intention violente et tyrannique, on voit par nécessité beaucoup d’imprudence et d’injustice ; l’impétuosité de son désir l’emporte… »
Pour éviter le sectarisme et la systématisation passionnelle qui veut voir le monde en noir et blanc, clouant les êtres humains à leurs convictions et réglant tout jugement en fonction du parti pris, il faut donc tenir la bride et garder le sens critique, même et surtout à l’égard des compagnons de lutte :
« Je ne sais pas m’engager si profondément et si entier. Quand ma volonté me donne à un parti, ce n’est pas d’une si violente obligation que mon entendement s’en infecte. Aux présentes embrouilles de cet Etat, mon intérêt ne m’a fait méconnaître ni les qualités louables en nos adversaires, ni celles qui sont reprochables en ceux que j’ai suivis. Ils adorent tout ce qui est de leur côté : moi je n’excuse pas seulement la plupart des choses que je vois du mien. […] Ceux qui allongent leur colère et leur haine au-delà des affaires, comme fait la plupart, montrent qu’elle leur part d’ailleurs, et de cause particulière : tout ainsi comme à qui, étant guéri de son ulcère, la fièvre demeure encore, montre qu’elle avait un autre principe plus caché. C’est qu’ils n’en ont point à la cause en commun, et en tant qu’elle blesse l’intérêt de tous et de l’Etat ; mais lui en veulent seulement en ce qu’elle les embarrasse en privé. Voilà pourquoi ils s’en piquent de passion particulière et au-delà de la justice et de la raison publique. »
Par ailleurs, dans le chapitre XIX du deuxième livre des Essais, intitulé « De la liberté de conscience », Montaigne souligne les cruautés des chrétiens et leur dérive fanatique, en opposition avec la modération et la tolérance de Julien. S’il commence par se ranger du côté des catholiques, il n’en condamne pas moins le débordement passionnel de certains et les violences qui en résultent. Puis il évoque la destruction par des chrétiens de livres et de bibliothèques au prix d’une perte irrémédiable pour le patrimoine littéraire (voir la bibliothèque d’Alexandrie incendiée par des moines chrétiens sous la tutelle de saint Cyrille vers 410).
« Il est ordinaire de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans modération, pousser les hommes à des effets très vicieux. En ce débat, par lequel la France est à présent agitée de guerres civiles, le meilleur et le plus sain parti, est sans doute celui qui maintient et la religion et la police ancienne du pays. Entre les gens de bien toutefois, qui le suivent (car je ne parle point de ceux qui s’en servent de prétexte pour, ou exercer leurs vengeances particulières, ou fournir à leur avarice, ou suivre la faveur des princes : mais de ceux qui le font par vrai zèle envers leur religion, et sainte affection, à maintenir la paix et l’Etat de leur patrie) de ceux-ci, dis-je, il s’en voit plusieurs, que la passion pousse hors les bornes de la raison, et leur fait parfois prendre des conseils [décisions] injustes, violents, et encore téméraires. Il est certain, qu’en ces premiers temps, que notre religion commença de gagner autorité avec les lois, le zèle en arma plusieurs contre toute sorte de livres païens ; de quoi les gens de lettres souffrent une merveilleuse perte. J’estime que ce désordre a plus porté de nuisance aux lettres que tous les feux des barbares […]. »
Montaigne, Essais, livre II, chapitre XIX,
« De la liberté de conscience », 1580.
Il faut noter que dans le chapitre intitulé « Des coches », au livre III, Montaigne dénonce les conversions forcées tentées par les envahisseurs espagnols lors de la conquête de l’Amérique. Une telle dénonciation le situe sans conteste parmi les précurseurs de la liberté de conscience.
Dictionnaire amoureux de la Laïcité