La laïcité garantit-elle l’égalité femmes-hommes ? (SENAT – III Conclusion)
III. LES CONCLUSIONS DE LA DÉLÉGATION : RÉAFFIRMER L’ÉGALITÉ ENTRE FEMMES ET HOMMES POUR LUTTER CONTRE LES EXTRÉMISMES
Au vu des observations ci-après, la délégation formule quatre propositions à l’attention du législateur, présente quatre séries de recommandations à l’attention du Gouvernement et suggère six pistes de réflexion à l’attention des acteurs.
A. LES OBSERVATIONS DE LA DÉLÉGATION
(1) Face aux extrémismes qui menacent les acquis de décennies de lutte pour l’émancipation des femmes, l’égalité entre femmes et hommes et la mixité, la délégation fait sienne la remarque formulée le 17 décembre 2003 par Jacques Chirac, Président de la République, après la remise du rapport de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité : « Le degré de civilisation d’une société se mesure d’abord à la place qu’y occupent les femmes ».
(2) Elle estime, avec la rabbin Delphine Horvilleur, que « La place des femmes est toujours significative […] de la capacité que possède ou non un système à faire de la place à l’autre » et que « L’incapacité d’un système à faire de la place au féminin est toujours révélatrice de son incapacité à faire de la place à « l’autre » en général ».
(3) Elle considère que les droits des femmes, l’égalité entre femmes et hommes et la mixité sont au coeur de notre projet de société et que tout recul dans ce domaine constitue une véritable atteinte aux valeurs de notre République et à la démocratie.
(4) Elle est convaincue que le droit des femmes à disposer de leur corps est une dimension non négociable de la liberté et de l’émancipation des femmes et estime que toute remise en question de ce droit conduit fatalement à un recul inadmissible des droits des femmes.
(5) Elle s’inquiète des dangers que les extrémismes font peser tout particulièrement sur les droits des femmes et sur la mixité qui caractérise notre société. Elle regrette que les extrémismes puissent instrumentaliser le message religieux à des fins politiques et que ces dérives conduisent parfois la religion à être aujourd’hui un facteur non pas de rapprochement et de paix, mais de division, d’intolérance et de haine.
(6) Elle s’alarme du développement de messages extrêmement préoccupants qui, livrés sur Internet en « prêt à penser » à des fidèles en mal de repères et parfois incapables de regard critique, remettent en cause les droits et libertés des femmes.
(7) Elle déplore que les constats dressés en France depuis le début des années 2000, dans le cadre de réflexions successives sur le principe de laïcité, n’aient à ce jour pas eu les effets escomptés, s’agissant plus précisément de la situation des femmes.
(8) Elle regrette que, faute d’une prise de conscience collective des dangers pesant plus particulièrement sur les femmes et faute d’une volonté partagée d’en sanctionner systématiquement les responsables, les femmes soient aujourd’hui, dans notre pays, les premières victimes d’agissements et d’attitudes inspirés par l’obscurantisme le plus rétrograde.
(9) Elle constate que le débat sur la laïcité ou le fait religieux se focalise systématiquement sur la tenue vestimentaire des femmes. Elle déplore vivement les agressions dont sont victimes des femmes pour ce motif. Elle s’étonne que l’apparence des hommes ne fasse pas l’objet des mêmes questionnements et exclut toute intervention du législateur pour réglementer les tenues vestimentaires, des femmes comme des hommes, en dehors de toute considération d’ordre public et de l’exigence de neutralité des agents publics.
(10) Elle estime que la laïcité est le meilleur garant de la liberté de chacun et de chacune de pratiquer la religion de son choix ou de ne pas la pratiquer, de changer de religion, de n’en pratiquer aucune ou d’affirmer des convictions athées ou libre-penseuses et qu’elle permet d’éviter que l’identité des personnes soit limitée à sa dimension religieuse.
(11) Elle observe toutefois que le principe de laïcité ne saurait, à lui seul, permettre d’appréhender et de sanctionner les agissements et attitudes qui mettent à mal, aujourd’hui en France, les droits des femmes et la mixité, lorsque ces comportements reposent sur des allégations religieuses.
(12) Elle est en revanche convaincue que l’affirmation de l’égalité entre femmes et hommes n’a jamais été aussi nécessaire qu’aujourd’hui dans notre pays compte tenu de la nécessité de faire rempart aux extrémismes, à condition toutefois que cette affirmation ne reste pas théorique.
B. QUATRE PROPOSITIONS À L’ATTENTION DU LÉGISLATEUR
1. Inscrire le principe d’égalité entre femmes et hommes à l’article premier de la Constitution
La délégation estime que l’égalité entre femmes et hommes doit figurer dans le texte même de notre Constitution, dès l’article premier, dont le premier alinéa doit mentionner explicitement l’égalité devant la loi de tous les citoyens « sans distinction de sexe, d’origine, de race ou de religion ».
La modification proposée à l’article premier de la Constitution pour qu’il se réfère explicitement à l’égalité entre femmes et hommes devrait suffire à soumettre toutes les lois au respect de ce principe.
La délégation, convaincue que l’égalité est une dimension essentielle de la laïcité aujourd’hui en France, s’est toutefois interrogée sur l’inscription du principe d’égalité entre femmes et hommes dans la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, de manière à préciser, dès son article premier, que « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes dans le respect de l’égalité entre femmes et hommes, sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »
2. Sanctionner les associations appelant à la discrimination, à la haine ou à la violence à raison du sexe
La délégation constate que les motifs de dissolution d’une association, prévus par l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, concernent la provocation « à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » et à la propagation d’« idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ».
Elle s’étonne que ne figure pas parmi les motifs de dissolution l’incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence à raison du sexe d’une personne ou d’un groupe de personnes.
Elle propose donc une extension du champ de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure de manière à permettre la dissolution d’associations dont le message sexiste appelle à discriminer les femmes et à exercer des violences contre elles.
3. Créer un délit autonome d’agissement sexiste
La délégation souhaite que l’agissement sexiste soit inscrit dans le code pénal afin qu’il puisse constituer un délit autonome, sans se limiter au cadre du travail, et qu’il soit assorti de sanctions définies en cohérence avec celles que pourrait prévoir le code du travail.
La délégation propose donc d’insérer dans le code pénal un nouvel article y transposant la définition des agissements sexistes qui figure dans le code du travail : « Nul ne doit subir d’agissement sexiste, défini comme tout agissement à raison du sexe d’une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. »
La délégation propose également de prévoir des circonstances aggravantes quand ces agissements seraient commis « au préjudice d’une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ».
4. Étendre l’obligation de neutralité à de nouvelles catégories
(4.1) La délégation recommande que l’obligation de respecter le principe de neutralité et la laïcité prévue par le statut des fonctionnaires s’applique aussi :
o de manière générale, aux fonctionnaires stagiaires et aux élèves-fonctionnaires ;
o aux candidat-e-s aux concours de la fonction publique, lors des épreuves de recrutement, tant écrites qu’orales.
La délégation est d’avis que la neutralité à laquelle sont soumis les agents publics devrait être étendue aux étudiants des écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ÉSPÉ) se destinant à l’enseignement.
Elle souhaite donc que la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires soit modifiée en conséquence.
(4.2) La délégation est également convaincue que la neutralité des élu-e-s doit être garantie aux citoyens.
Elle estime donc que la Charte de l’élu local, qui figure à l’article L. 1111-1-1 du code général des collectivités locales, devrait être modifiée pour prévoir que « L’élu local exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité » et que « Dans l’exercice de son mandat, l’élu local s’abstient du port de signes ou tenues susceptibles de constituer une manifestation d’appartenance religieuse. Il poursuit le seul intérêt général, à l’exclusion de tout intérêt qui lui soit personnel, directement ou indirectement, ou de tout autre intérêt particulier. »
C. QUATRE SÉRIES DE RECOMMANDATIONS À L’ATTENTION DU GOUVERNEMENT
1. Concernant la défense du droit des femmes à maîtriser leur fécondité
La délégation appelle les autorités françaises à la plus grande vigilance dans les instances diplomatiques internationales pour que la politique étrangère française :
– défende les droits sexuels et reproductifs ;
– combatte avec détermination toute tentative de mettre en cause ces droits, de quelque pays qu’elle vienne, par exemple au nom du relativisme culturel.
2. Concernant la sanction des comportements incompatibles avec le statut des femmes dans une société démocratique
La délégation appelle les pouvoirs publics à faire acte d’autorité pour assurer le respect de l’égalité entre femmes et hommes, valeur essentielle et non négociable de notre République, et pour sanctionner les dérives incompatibles avec le statut des femmes dans une société démocratique.
Elle souhaite donc qu’une circulaire de politique pénale invite le Parquet à mobiliser toutes les dispositions législatives existantes, et notamment les dispositions du code pénal contre les discriminations et celles de la loi du 29 juillet 1881, pour sanctionner avec fermeté et vigilance les comportements qui mettent en cause les droits et libertés des femmes, voire qui, notamment en ligne, appellent à la discrimination, à la haine ou à la violence contre les femmes.
3. Concernant l’enseignement primaire et secondaire
(3.1) La délégation appelle tous les établissements scolaires à élaborer ou intensifier une stratégie de lutte contre les dérives inacceptables portant atteinte, dans les établissements scolaires, à la mixité et à l’égalité entre filles et garçons, afin que l’école ne soit pas le lieu d’expansion de formes d’obscurantismes, aux dépens des droits des femmes et des filles.
(3.2) La délégation recommande la mise en place, dans l’enseignement public, d’un système de remontée directe jusqu’au ministère, sans filtrage hiérarchique, des incidents portant atteinte à la mixité et à l’égalité entre filles et garçons ainsi qu’entre femmes et hommes.
Elle souhaite que tous les signalements dans ce domaine soient systématiquement adressés à la ministre chargée des droits des femmes, afin que l’on puisse disposer d’un état des lieux complet des dysfonctionnements observés.
(3.3) Plus que jamais certaine que l’égalité entre femmes et hommes commence par l’égalité entre filles et garçons, elle recommande aussi, dans le même esprit :
o le renforcement de l’éducation à l’égalité et de la lutte contre les stéréotypes masculins et féminins, dès le plus jeune âge ;
o que soit prioritaire, au sein de l’enseignement moral et civique, la transmission de la notion d’égalité entre filles et garçons et entre femmes et hommes, valeur essentielle et non négociable de la République.
4. Concernant le service public hospitalier
(4.1) La délégation recommande la mise en place, dans le service public hospitalier, d’un système de remontée directe des incidents concernant les atteintes aux droits des femmes et à la mixité, sans filtrage hiérarchique et selon une grille d’analyse commune à tous les établissements et à toutes les catégories de personnels.
La délégation souhaite que la ministre chargée des droits des femmes soit, avec le ministre chargé de la santé, destinataire de ce système d’alertes, qui permettrait de disposer d’un état des lieux complet des incidents observés afin d’élaborer une stratégie pour lutter contre ces dysfonctionnements inacceptables et d’en sanctionner les auteurs.
(4.2) La délégation est favorable à la présence d’aumôniers et d’aumônières de tous les cultes dans les établissements hospitaliers, avec une proportion significative de femmes.
Elle souhaite également que la formation des aumôniers et aumônières appelés à exercer leur mission à l’hôpital, s’étende à l’égalité entre hommes et femmes et que les aumôniers et aumônières s’engagent, dans l’accomplissement de leur mission, à respecter cette valeur essentielle du droit français.
(4.3) La délégation juge prioritaire le renforcement de la formation à la laïcité des soignants et des personnels chargés de l’accueil des patients et des familles, en formation initiale comme en formation continue.
Elle suggère donc :
o la mise en place systématique, dans le service public hospitalier, de référents laïcité ;
o une rencontre annuelle de tous ces référents laïcité et de ceux des agences régionales de santé ;
o et la réalisation d’un bilan annuel de ces rencontres afin de favoriser une meilleure connaissance des réalités du terrain, plus particulièrement sous l’angle des atteintes à l’égalité entre hommes et femmes et à la mixité.
(4.4) La délégation soutient également la sensibilisation des personnels du service public hospitalier, tant des soignants que des personnels administratifs, à la diversité socio-culturelle et religieuse, car elle considère que ce type de formation peut contribuer à favoriser la sérénité de l’hôpital, pour autant :
o qu’elle ne transforme pas ces personnels en arbitres de la théologie, mais qu’elle leur permette de comprendre et d’anticiper certains comportements de la part des patients et de leurs proches et, peut-être, d’apaiser la situation des établissements de soins ;
o qu’elle soit associée à une formation à la laïcité.
30 novembre 2018