Irreligieux
Dans une société qui comprend des croyants, des athées et des agnostiques, il importe de dégager ce qui peut être commun à tous pour fonder la vie commune. L’option religieuse perd alors tout privilège et devient une option parmi d’autres, même si au nom de la culture invoquée pour tenter de maintenir une préséance elle entend demeurer une référence dominante. A l’époque des Lumières, la domination de la religion et sa prétention de normer le droit, la morale, les mœurs et l’ensemble des représentations humaines sont contestées. Cela ne signifie pas nécessairement que l’existence même de Dieu le soit au même titre. Mais les dogmes qui constituent le corpus de référence des religieux sont rejetés et souvent tenus pour des inventions purement humaines destinées à sacraliser des normes liées à un lieu et à une histoire.
D’où l’émergence du déisme, simple croyance en un Etre suprême dessaisie de toute valeur normative autre que celle des principes universels que l’homme peut trouver en lui sitôt qu’il s’affranchit des préjugés dominants. L’humanisme athée n’est pas loin de cette conception, à ceci près que de tels principes, immanents à l’humanité, cessent d’être articulés à une transcendance divine. Ainsi se diversifie le fondement de la morale, qui certes peut être la religion, mais aussi l’humanisme athée ou la simple conscience de soi de l’humanité.
D’où également un découplage net de la morale et de la religion, et plus généralement de l’ensemble des registres de la culture et de la religion. Art, science, philosophie, manières d’être et normes sociales tendent alors à s’affranchir de la tutelle théologique. Diderot illustre remarquablement ce cheminement, qui le conduit du catholicisme traditionnel au déisme, puis, dans son cas, du déisme à l’athéisme, même si ce dernier terme apparaît sous sa plume avec des masques divers avant de s’assumer enfin sans complexe.
L’article « Irréligieux » cité ci-dessous, paru dans l’Encyclopédie, expose de façon vive le processus évoqué d’émancipation de la culture et de la morale par rapport à la religion. Le Supplément au voyage de Bougainville (1772) et l’Entretien avec la Maréchale (1776) seront écrits dans le même esprit que le texte qui suit :
« IRRELIGIEUX, adj. (Gram.). Qui n’a point de religion, qui manque de respect pour les choses saintes, et qui, n’admettant point de Dieu, regarde la piété et les autres vertus qui tiennent à leur existence et à leur culte comme des mots vides de sens.
On n’est irréligieux que dans la société dont on est membre ; il est certain qu’on ne fera à Paris aucun crime à un mahométan de son mépris pour la loi de Mahomet, ni à Constantinople aucun crime à un chrétien de l’oubli de son culte.
Il n’en est pas ainsi des principes moraux ; ils sont les mêmes partout. L’inobservance en est et en sera répréhensible dans tous lieux et dans tous les temps. Les peuples sont partagés en différents cultes, religieux ou irréligieux, selon l’endroit de la surface de la Terre où ils se transportent ou qu’ils habitent ; la morale est la même partout.
C’est la loi universelle que le doigt de Dieu a gravée dans tous les cœurs.
C’est le précepte éternel de la sensibilité et des besoins communs.
II ne faut donc pas confondre l’immoralité et l’irréligion. La moralité peut être sans la religion ; et la religion peut être, est même souvent avec l’immoralité.
Sans étendre ses vues au-delà de cette vie, il y a une foule de raisons qui peuvent démontrer à un homme, que pour être heureux dans ce monde, tout bien pesé, il n’y a rien de mieux à faire que d’être vertueux.
Il ne faut que du sens et de l’expérience pour sentir qu’il n’y a aucun vice qui n’entraîne avec lui quelque portion de malheur, et aucune vertu qui ne soit accompagnée de quelque portion de bonheur ; qu’il est impossible que le méchant soit tout à fait heureux, et l’homme de bien tout à fait malheureux […]. »
Denis Diderot, Encyclopédie, article « Irreligieux ».
Henri Pena-Ruiz Dictionnaire amoureux de la Laïcité