Hegel (1770-1831)
Hegel (1770-1831)
Philosophe chrétien, Hegel n’en considère pas moins la nécessaire indépendance de l’Etat par rapport à la religion et refuse que cette dernière, sous prétexte de spiritualité, s’attribue le monopole de la sphère spirituelle. La science, la philosophie, l’art, bref l’ensemble de la culture, délivrés de toute tutelle cléricale, doivent jouir d’une liberté sans restriction assurée par l’Etat, qui n’est lié à aucun groupe de pression. Toute usurpation du rôle légitime de l’Etat fait courir à cette liberté les plus grands risques. Même si Hegel souhaite l’harmonie de l’Etat et de la religion, il stipule qu’elle doit assurer leur différence et leur séparation de principe. L’objectivité et la rationalité du savoir ne peuvent souffrir de censure ou d’empiètement ; la liberté de la croyance et de la subjectivité ne doit en aucun cas être bafouée. Ainsi résumée, une des thèses essentielles des Principes de la philosophie du droit, parus en 1821, peut donner un fondement à l’idée d’une séparation de principe de l’Etat et de l’Eglise.
Les partisans du cléricalisme politique, comme Haller, tombent sous le coup de la critique hégélienne : ils n’entendent en effet réaliser la religion que sous une modalité mortifère pour elle-même et pour l’Etat, puisqu’elle détruit la liberté.
Il est significatif que, sur ce point comme sur celui du rapport à la refondation révolutionnaire de l’ordre politique, Hegel prenne nettement le contre-pied d’un des penseurs les plus réactionnaires de son époque, von Haller. Celui-ci entend redonner à l’Etat une assise incontestable, qu’il croit devoir fonder sur la religion. Cette démarche n’a pas seulement pour effet d’introduire une subordination du politique au religieux, mais aussi de faire passer le savoir et le concept sous la coupe du sentiment et de l’intuition.
Seule une séparation peut libérer les formes spécifiques d’accomplissement du sentiment religieux d’une part et de l’Etat d’autre part. Le premier ne va pas sans la liberté de la conscience dans son engagement spirituel, ce qui exclut tout droit de regard d’une autorité temporelle sur les dogmes ; le second ne peut s’affirmer sans disposer pleinement de son indépendance à l’égard de toute institution particulière, même si elle se réclame d’un message de portée universelle. D’où la vive critique par Hegel de l’ouvrage de von Haller.
Fanatisme et hypocrisie sociale signent une utilisation infamante de la religion et attestent ce que peut produire de pire la volonté d’emprise théologico-politique. C’est un retour pur et simple à l’obscurantisme. Hegel fait remarquer que l’absurde prend alors l’apparence de « la parole de Dieu ». Von Haller se situe aux antipodes de la conception de Hegel et de sa compréhension de la religion. Le divin pour Hegel, c’est en effet le rationnel, la substance de la croyance affranchie de ses formes représentatives, et explicitée dans le langage du savoir conceptuel. La philosophie spéculative, quant à elle, en constitue l’exposition dialectique.
La religion ne saurait donc opposer à l’objectivité de l’Etat le caractère absolu de sa foi subjective. Certes, pour un penseur chrétien comme Hegel, son contenu est d’une certaine manière le vrai, qui dépasse sans doute l’horizon politique pour rendre manifeste à sa façon l’absolu. Mais la forme représentative propre à la religion lui donne un caractère unilatéral, non dialectique, et cette incomplétude la place en dessous du rationnel.
Le texte qui suit est très représentatif de la pensée hégélienne de l’Etat et de sa vocation à l’universel :
« C’est seulement ainsi, en se tenant au-dessus des Eglises particulières, que l’Etat a acquis l’universalité de la pensée, le principe de sa forme, et qu’il l’amène à l’existence ; pour connaître ceci, il faut savoir non seulement ce qu’est l’universalité en soi, mais ce qu’est son existence. Par conséquent, c’est d’autant plus une faute de penser que la séparation des Eglises serait ou aurait été un malheur pour l’Etat que c’est seulement par elle qu’il a pu advenir à ce qui est sa destination, à la rationalité et à l’éthicité conscientes d’elles-mêmes. De même, c’est ce qui a pu arriver de plus heureux à l’Eglise pour sa liberté et sa rationalité propres, et à la pensée pour les siennes. »
Dictionnaire amoureux de la Laïcité
Hegel, Principes de la philosophie du droit, traduction Jean-François Kervégan, Paris,
Presses universitaires de France, « Quadrige », 2013, paragraphe 270, pages 343-344.