Hédonisme (Diderot, 1772)
Hédonisme
Hedonê, en grec, veut dire « plaisir ». L’hédonisme est la philosophie qui fait du plaisir le principe et le but de la vie bienheureuse. Epicure puis Lucrèce ont donné à cette philosophie ses lettres de noblesse. Simultanément, ils ont refusé de disqualifier la vie au nom d’un arrière-monde hypothétique.
La mythologie chrétienne, quant à elle, a orienté les choses en sens inverse. La vie aurait sa part maudite irréductible et serait jugée d’emblée hantée par le vice selon une conception pessimiste de la nature humaine. Cette conception prend sa source dans la doctrine du péché originel, rupture du lien de l’homme à Dieu par une transgression de l’interdit divin. La faute des premiers êtres humains est littéralement générique, puisqu’elle se transmet de génération en génération sous la forme d’une propension au mal. La quête du plaisir est présentée comme une manifestation essentielle de cette propension, et culpabilisée, du moins dans l’anthropologie chrétienne.
Le retour à l’humanisme antique, dès la Renaissance, renoue avec la sagesse épicurienne. La philosophie des Lumières va prolonger cette réhabilitation. Avec des conséquences politiques et morales décisives. Les normes religieuses codifiées dans les lois vont être remises en question, et une des revendications majeures de la philosophie politique sera d’en émanciper le droit commun. A cet égard, la critique des religions ne vise qu’à les dessaisir de leur pouvoir normatif sur toute la société, non pour le supprimer mais pour le limiter aux personnes qui lui reconnaissent librement un rôle du fait d’un choix personnel. C’est en ce sens que les philosophes en appellent à une redéfinition de la religion comme conviction d’ordre privé, qui ne doit engager que ses fidèles.
Le XVIIIe siècle est l’époque de transposition du droit naturel en un projet émancipateur, qui permet entre autres de refonder la politique sur les droits humains proclamés. La souveraineté populaire est enfin reconnue, ainsi que l’indépendance du pouvoir politique par rapport aux institutions religieuses. Mais c’est aussi le temps d’un certain retour à l’hédonisme épicurien, qui conjugue une éthique naturaliste de la liberté et une réhabilitation des plaisirs, délivrés de toute réprobation pudibonde et de tout moralisme. Là encore, la nature fait référence, redécouverte telle quelle, sans fausse honte ni pudeur inutile, expurgée des culpabilisations religieuses qui insultent la vie.
Dans le Supplément au voyage de Bougainville, achevé en 1772, Diderot met en scène un dialogue entre un aumônier et un Tahitien. Ce dernier est le porte-parole du naturalisme et de l’hédonisme décomplexé qui récusent la pertinence de tout jugement de valeur négatif en ce qui concerne les impulsions de la nature. Cette déculpabilisation concerne notamment le plaisir sexuel et ses manifestations physiques, qu’une fausse pudeur culpabilise alors qu’elles ne dépendent pas du vouloir humain. Toute considération morale est en l’occurrence hors sujet. Diderot résume ce qui se passe dans l’île de Tahiti dans une simple phrase qui dit l’essentiel : « Rien n’y était mal par l’opinion et par la loi, que ce qui était mal de sa nature. » Pour Diderot, la conséquence est claire : le code des lois doit se régler sur le code de la nature, ce qui exclut toutes les culpabilisations indues promues notamment par l’Eglise catholique.
Relisons un extrait de ce fameux Supplément au voyage de Bougainville. Son actualité est assez remarquable au regard des difficiles conquêtes de la laïcité sur le plan sociétal : dépénalisation de la contraception et de l’interruption volontaire de grossesse, de l’homosexualité, union libre, « mariage pour tous », égalité des sexes, etc.
« A – Mais comment est-il arrivé qu’un acte dont le but est si solennel et auquel la nature nous invite par l’attrait le plus puissant, que le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs, soit devenu la source la plus féconde de notre dépravation et de nos maux ?
B – Orou l’a fait entendre dix fois à l’aumônier. Ecoutez-le donc encore et tâchez de le retenir.
C’est par la tyrannie de l’homme, qui a converti la possession de la femme en une propriété.
Par les mœurs et les usages qui ont surchargé de conditions l’union conjugale.
Par les lois civiles qui ont assujetti le mariage à une infinité de formalités.
Par la nature de notre société où la diversité des fortunes et des rangs a institué des convenances et des disconvenances.
Par une contradiction bizarre et commune à toutes les sociétés subsistantes où la naissance d’un enfant, toujours regardée comme un accroissement de richesse pour la nation, est plus souvent et plus sûrement encore un accroissement d’indigence dans la famille.
Par les vues politiques des souverains qui ont tout rapporté à leur intérêt et à leur sécurité.
Par les institutions religieuses qui ont attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n’étaient susceptibles d’aucune moralité.
Combien nous sommes loin de la nature et du bonheur ! L’empire de la nature ne peut être détruit ; on aura beau le contrarier par des obstacles, il durera. »
Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772, chapitre 5.