Femme, féminisme
« La femme est l’avenir de l’homme. » Louis ARAGON.
En affranchissant la loi commune de la religion, la laïcité constitue un levier majeur de l’émancipation des femmes et de la lutte féministe qui en est le vecteur. Pourquoi ? Parce que les trois monothéismes ont sacralisé les normes de la société patriarcale qui les a vus naître. Ainsi, étourdiment, des responsables religieux ont prêté à leurs dieux supposés éternels (et de genre toujours masculin) des préjugés historiquement déterminés, on ne peut plus tributaires des données immanentes de sociétés marquées par un temps et un lieu. Etrange transcendance que celle qui absolutise des réalités datées, toutes relatives !
Que les premières déclarations des droits humains se soient explicitement référées à l’homme ne doit pas nous tromper. Le même terme désigne alors non le sexe mais l’espèce humaine, comprise dans son universalité, et la différence de sexe ne doit pas nous le faire oublier. Si les êtres humains naissent « libres et égaux en droit », la différence de sexe ne saurait être différence de droits. Olympe de Gouges le souligne, mais à son époque elle ne peut le faire qu’en rédigeant une « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne ». Et Condorcet précise que l’égalité des sexes fera du bien à tous les hommes.
Plus de deux siècles après, un constat s’impose. L’héritage des sociétés patriarcales pèse encore lourd aujourd’hui, et l’exigence d’une authentique universalité des droits humains se fait toujours sentir. L’humanisme compris comme projet d’accomplissement universel fait de l’émancipation de la femme une pierre de touche de l’émancipation de tous les êtres humains. « La femme est l’avenir de l’homme » : c’est ainsi que Louis Aragon a formulé le passage obligé par un humanisme révolutionnaire, décidé à élever au meilleur d’eux-mêmes tous les êtres humains. Une belle perspective, qui tient encore du rêve en bien des endroits du globe.
Quel rêve ? Finie, la domination sexiste assortie de violences plus ou moins cachées, oubliée, la tyrannie ordinaire qui prétend se fonder sur une différence de nature, abolies, les discriminations avouées ou hypocrites. L’être humain de sexe féminin doit briser le « plafond de verre » qui consacre en silence la violence d’une histoire. Tout ce qui lui voilait le champ des possibles et l’assignait à résidence dans le deuxième sexe doit disparaître à jamais. Et d’abord dans les consciences, si longtemps portées à intérioriser une infériorité imaginaire.
Les premières conquêtes montrent le chemin. C’est ensemble que les êtres humains de sexe féminin et masculin ont fait reconnaître, entre autres, le droit de donner la vie par libre décision et non par contrainte, la légitimité d’une sexualité de plaisir, la disparition de la notion machiste de « chef de famille », l’égalité de principe des hommes et des femmes. Délivrant la loi commune de la tutelle religieuse, la laïcité a permis et encouragé cette émancipation, en refondant le droit sur la conscience de ce qui est dû à tout être humain sans distinction aucune, et notamment une égale liberté de choisir sa conduite comme son être, en bref de se choisir. Pour cela il fallait affranchir la loi commune de normes religieuses inscrites dans les trois monothéismes, qui avaient imprudemment sacralisé la domination machiste.
La déconstruction idéologique puis psychologique des préjugés sexistes est donc plus que jamais à l’ordre du jour, et ce n’est pas une mince affaire. Du sexe des jouets à l’« éternel féminin », de l’éducation différentielle des sexes à la distribution convenue des rôles, d’une discrète hiérarchie des salaires à une sous-représentation manifeste des femmes dans les instances de décision économique et politique, les ressorts de la discrimination consentie ou imposée sans ambages semblent survivre obstinément à la déclaration formelle de l’égalité.
Voilà un défi à relever pour l’humanisme qu’on dira féministe avant de pouvoir lui ôter tout adjectif. Car l’humanisme ne peut être réellement lui-même tant que la moitié du genre humain vit dans la sujétion ou l’inégalité effective de droits. Comme on le sait, d’autres sujétions que celle du sexisme ont la vie dure. L’exploitation économique et sociale de l’être humain par l’être humain, entre autres. Mais en caractérisant le sort fait à la femme comme le révélateur et la mesure du degré d’émancipation générale, Fourier et Marx ont dit l’essentiel. Car longtemps la condition féminine a concentré en elle toutes les aliénations : celles du prolétariat, des enfants, des femmes cantonnées au foyer ou rivées à la double journée, des personnes privées d’instruction et de culture. Le tout légitimé et fatalisé par une sempiternelle invocation de la nature, voire d’un Dieu étrangement machiste du fait de son enlisement dans les préjugés d’une époque. Invocation bien commode pour innocenter des rapports de pouvoir historiquement déterminés.
Mais, sur fond de désarroi provoqué par une mondialisation néolibérale qui lamine les conquêtes sociales, un processus de désémancipation est apparu aujourd’hui. Des fanatismes religieux interprètent littéralement les textes normatifs légués par l’époque patriarcale pour reconduire les femmes au rang de « deuxième sexe », selon le titre du célèbre livre de Simone de Beauvoir. Les pires régressions sont dès lors possibles, si ce n’est déjà très réelles, y compris dans les pays qui s’étaient engagés dans la voie de l’émancipation laïque, comme l’a souligné Elisabeth Badinter.
En Tunisie, certains religieux ont voulu définir constitutionnellement la femme comme « complémentaire de l’homme » et non plus comme son égale. Le droit commun risque de repasser sous la tutelle du droit canon religieux là où la désespérance sociale nourrit l’intégrisme et les reflux vers des traditions rétrogrades. Sous prétexte de respect de la diversité des cultures, l’équivoque « droit à la différence » tend à promouvoir la différence des droits. Et voilà bientôt la femme privée de son statut de sujet juridique de plein droit, assignée à résidence au bon vieux foyer d’antan, voire condamnée à voiler entièrement son corps et à ne découvrir le monde que les yeux retranchés derrière un grillage de toile. Inversant les rôles, ce machisme captateur de sacré reprend l’antienne classique, source ordinaire de tant de souffrances pour les femmes. Ce n’est pas à l’homme de maîtriser ses pulsions, mais à la femme de ne pas le tenter par sa puissance de séduction. Moyennant quoi la voilà recluse et cachée, voilée par précaution prétendue, dessaisie de son libre arbitre sous prétexte de moralité. L’homme quant à lui continue à jouir de la plénitude d’une position dominatrice, à montrer son visage et ses cheveux, à déployer impunément ses stratégies de séduction, à regarder droit dans les yeux sans qu’on y voie malice…
Henri Pena-Ruiz, Dictionnaire amoureux de la Laïcité