Démocratie
Étymologiquement démocratie vient de δῆμος (dêmos), le peuple en grec ancien et de kράτος (krátos), le pouvoir. Littéralement la démocratie, l’un des régimes politiques décrits par Platon dans La République, c’est la souveraineté du peuple
qui prend en charge la res publica, la « chose » publique, ce qui est de la responsabilité de l’État.
La démocratie est aujourd’hui le régime politique dont se revendique la majorité des États, bien qu’elle n’y soit pas toujours effective. Directe dans l’antique Athènes où le peuple (ceux qui avaient le statut de citoyen) prenait lui-même les décisions le concernant, les démocraties modernes sont devenues représentatives : elles confient l’exercice du pouvoir à des représentants élus au suffrage universel. Elles sont généralement dotées de textes « fondateurs » — le plus souvent d’une constitution — et d’une instance indépendante qui contrôle la conformité des décisions législatives et réglementaires. En démocratie, tous les citoyens ont les mêmes droits, mais cette égalité politique n’efface pas pour autant les inégalités sociales, économiques, culturelles, etc.
Pourquoi peut-on rapprocher démocratie et laïcité ? D’abord parce que l’étymologie de démocratie recoupe, au moins en partie, celle de laïcité qui vient de l’adjectif latin laicus, « commun, du peuple » dérivé lui-même du grec λαός (laos), cette masse d’individus qui forme le peuple. En réalité, ce ne sont pas tant des racines communes qu’ont démocratie et laïcité que des « parcours » qui se croisent et s’entrecroisent. Si les deux concepts ne se superposent pas nécessairement (parce que les démocraties, à de rares exceptions près la France, la Turquie, le Mexique, etc., ne reconnaissent généralement pas la laïcité), ils fondent en revanche, l’un et l’autre, les Droits de l’homme au sens de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Ils sont, en théorie parce que la République populaire de Chine et bien d’autres « démocraties » en donnent un exemple contraire, les garants des libertés fondamentales, dont la liberté de conscience, la liberté d’expression et le libre exercice des cultes.
Quand un dogme domine, ce sont les libertés qui sont en jeu
A contrario, si l’on prend à la lettre les grands principes intrinsèques à la démocratie, une théocratie, cette forme de gouvernement dans lequel le pouvoir est aux mains de l’autorité religieuse ou d’un souverain représentant de Dieu sur terre, ne peut en aucun cas être un pouvoir démocratique. Quand un dogme religieux prime sur les libertés des peuples, ce sont ces libertés qui sont en jeu et en premier lieu la liberté de conscience, c’est-à-dire celle de croire ou de ne pas croire, de pratiquer ou de ne pas pratiquer une religion. Ce sont aussi toutes les libertés que se sont données les hommes, en contradiction parfois avec les dogmes ou la morale des religions : le droit de divorcer, le droit à la contraception, le droit de pratiquer une interruption volontaire de grossesse, le droit pour deux personnes de même sexe de se marier, etc. Pour l’exprimer comme le philosophe Spinoza, la loi des Hommes ne saurait être marquée du sceau de la transcendance qui est incompatible aussi avec la souveraineté des peuples. Dans une démocratie cependant, les Églises ont leur place, toute leur place, mais rien que leur place qui est celui de la vie spirituelle. Elles doivent se soumettre aux règles et aux lois communes.
Le fonctionnement d’une démocratie laïque impose aux autorités religieuses une réserve quant à leur expression politique publique, comme le précise, en France, l‘article 35 de la loi de séparation du 9 décembre 1905 : « Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice des peines de la complicité, dans le cas où la provocation aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile. » Nous sommes cependant ici « sur le fil du rasoir » : en démocratie, tout le monde peut s’exprimer et un ministre du culte aussi s’il le fait en tant que citoyen. C’est en quelque sorte le côté pile d’une liberté d’expression souvent revendiquée par les Églises elles-mêmes. Le côté face, est celui la liberté d’expression du peuple souverain qui a le droit de critiquer les religions, les religieux et d’avoir sur les textes dits sacrés, son propre regard.
La République française est un modèle de démocratie laïque. Elle a choisi, avec la loi de 1905 de la séparation des Églises et de l’État, et les constitutions des IVe et Ve Républiques de 1946 et 1958, de faire de la laïcité un principe et l’une des valeurs premières de la République. Dans l’histoire récente, cette conception n’a été véritablement remise en question que sous le régime de Vichy (1940-1944), quand l’État français s’est substitué à la République française et que les libertés ont été en grande partie suspendues. L’Église de France se rallie alors au maréchal Pétain (même si quelques-uns de ses représentants le regrettent très vite et entrent en résistance) et retrouve alors certaines des prérogatives qu’elle a perdues avec la laïcisation de l’école réalisée de 1879 à 1886 et la séparation de 1905. Les Français se voient privés d’une grande partie de leurs droits, le Vatican « ferme les yeux » sur les arrestations et les déportations en masse des Juifs et l’Église de France cautionne le retour à un certain ordre moral. La laïcité subit de la part du régime de Vichy des assauts qui la mettent en péril.
Pas de société démocratique sans pluralisme, tolérance ou esprit d’ouverture
Ces quatre années de mise entre parenthèses des libertés fondamentales mettent en exergue l’interdépendance qui existe entre démocratie et laïcité. Ce point avait déjà été souligné par Ferdinand Buisson quand il voyait en Spinoza le penseur d’une « démocratie laïque ». Cette expression n’est pas, contrairement à ce qu’il peut en apparaître a priori, pléonastique. Elle souligne au contraire que la laïcité en démocratie garantit le droit à une critique libre et adogmatique, en un mot émancipatrice, quand elle est dictée par la raison. C’est ce que consacre la Cour européenne des droits de l’homme quand dans un arrêt du 7 décembre 1976 (affaire Handyside c. Royaume-Uni), elle affirme : « [la liberté d’expression] vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance ou l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de “société démocratique”. »
Une éducation, une formation pour plus de démocratie laïque
Depuis la fin du XIX e siècle, en France, démocratie et laïcité sont intimement liées par les valeurs de la République qui ont pour objectif la construction d’une société fédératrice et unie. Ce projet s’appuie sur l’école et une culture politique commune ancrée dans une mémoire partagée et attachée à l’idée de Nation et de citoyenneté considérée comme fondement de la solidarité, c’est-à-dire d’une responsabilité vis-à-vis de l’Autre. La citoyenneté s’enrichit de la conception laïque, inséparable d’une éthique, celle du respect de l’Autre, quelle que soit sa culture ou sa religion. « On ne peut exclure personne de la communauté politique et l’intégrité de chacun dans son altérité mérite une égale considération », écrit le philosophe allemand Jürgen Habermas. Pour l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon, dans cette nouvelle « société des égaux » qui est la nôtre, « le problème n’est en effet plus seulement de partager la souveraineté politique, il est aussi de faire société ensemble ».
La laïcité parce qu’elle est synonyme de tolérance et par conséquent de débat, s’est adaptée aux évolutions de la société. Quelle est sa place dans un monde où la démocratie représentative est en crise et où le peuple aspire à reprendre le pouvoir — ou plus exactement du pouvoir — au travers de référendums ou grâce aux nouvelles technologies ? À l’ère du numérique et des réseaux sociaux en effet, il peut facilement prendre la parole, donner son avis. C’est ainsi qu’on assiste depuis la fin du XX e siècle à une crise de la démocratie représentative et à la naissance d’une démocratie participative, citoyenne, qui est bien plus qu’un antidote au rejet des formes classiques de représentation ou au populisme. Dans un monde d’une complexité croissante, où « plus nous sommes interdépendants, plus nous sommes libres », la démocratie participative, qui n’est pas exclusive de la démocratie représentative, peut-elle améliorer la cohésion sociale, le « vivre ensemble » qui sont l’objet même de la laïcité ? La question mérite d’être posée car démocratie et laïcité doivent désormais prendre en compte les transformations inéluctables de la société et les nouveaux modes de relation que génèrent tout à la fois le déploiement des nouvelles technologies et la mondialisation.
Dans ce contexte, la défense de la démocratie exige toujours celle de la laïcité. La démocratie, qui veut réunir les citoyens autour du bien commun, est plus que jamais à l’épreuve du particularisme, des revendications identitaires et du communautarisme qui se déclinent à différentes échelles, celle du quartier, celle de la cité, celles des régions où existe un fort sentiment nationaliste, comme la Catalogne, le Pays basque, l’Écosse ou l’Irlande du Nord, etc. Concomitamment, la démocratie doit affronter l’égalité réelle, l’égalité sociale. La laïcité comme la démocratie sont souvent remises en question par les populations des territoires délaissés économiquement, dont le désarroi constitue un terreau fertile pour les mouvements intégristes et sectaires.
Renforcer la démocratie laïque dans nos sociétés contemporaines demande une éducation, une formation des plus jeunes. Jaurès le disait déjà dans son discours de Castres du 30 juillet 1904 sur le rôle de l’école dans l’apprentissage de la démocratie laïque : « […] C’est sur des bases laïques que la démocratie doit constituer l’éducation. La démocratie a le devoir d’éduquer l’enfance ; et l’enfance a le droit d’être éduquée selon les principes mêmes qui assureront plus tard la liberté de l’homme. Il n’appartient à personne, ou particulier, ou famille, ou congrégation de s’interposer entre ce devoir de la nation et ce droit de l’enfant. Comment l’enfant pourra-t-il être préparé à exercer sans crainte les droits que la démocratie laïque reconnaît à l’homme si lui-même n’a pas été admis à exercer sous forme laïque le droit essentiel que lui reconnaît la loi, le droit à l’éducation ? ».
Alors que l’État doit s’attacher à faire progresser une véritable égalité des chances, une pédagogie de la citoyenneté incluant la laïcité, s’impose. C’est ce que préconisait l’économiste et journaliste Bernard Maris quelque temps avant de mourir, lâchement assassiné par des terroristes lors de l’attentat du 7 janvier 2015 contre l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo : « Les temps sont durs pour la laïcité, non à cause du retour du religieux (…) mais de l’effondrement du social. L’effondrement du social est l’émergence du sectarisme. Être laïque aujourd’hui est plus qu’un devoir moral : une question de survie ».
Marc Horwitz et Michèle Sellès-Lefranc. Dictionnaire de la Laïcité (2°édition)
Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Paris, Seuil, 2011.
Jean-Jaurès, « L’enseignement laïque », discours de Castres, 30 juillet 1904 in L’Humanité, 2 août 1904