Créationnisme
Le créationnisme au sens large est une attitude philosophique qui considère que la matière est insuffisante en elle-même pour exister, et qu’elle a été créée par un acteur qui lui est extérieur. Une version plus dure consiste à penser que les différentes formes que manifeste la matière ont été elles-mêmes créées, par exemple les espèces animales et végétales, la Terre, l’Homme, etc. Parmi les différents scénarios et le degré de liberté qui est accordé à la matière, on peut dire qu’il y a des créationnismes multiples dont les affirmations ne sont pas compatibles avec les résultats fournis par les sciences. Selon le rôle politique qu’ils se donnent, les créationnismes vont donc également être divers dans leur attitude à l’égard des sciences, selon une gamme qui va du concordisme au négationnisme, généralement associé à un activisme politique.
Le créationnisme au sens strict est un mouvement issu du fondamentalisme chrétien qui conteste la théorie scientifique de l’évolution darwinienne. Il tente d’y substituer le récit de la Genèse, dans la Bible, selon lequel, il y a environ 6 000 ans, Dieu aurait créé la Terre, les animaux et les hommes en six jours. Cette revendication est principalement portée par des extrémistes chrétiens et musulmans. Pour mieux la faire accepter, ses adeptes ont deux stratégies : soit ils s’opposent aux sciences, soit ils miment les sciences en présentant abusivement leur discours comme une théorie scientifique et réclament à ce titre qu’il soit enseigné à l’école, en lieu et place de l’évolution, ou au moins en même temps.
Une origine américaine
Tout a commencé par une opposition aux sciences ou à ses résultats. Les offensives créationnistes ont commencé aux États-Unis dans les années 1920 et plusieurs États ont alors décidé d’inscrire cette théorie au programme des écoles. Dans le texte du « Butler Act » du Tennessee, qui interdit d’enseigner la théorie de l’évolution, cette dernière est ainsi décrite : « une théorie qui nie la Création divine de l’homme telle qu’elle est enseignée dans la Bible et qui prétend que l’homme descend d’un ordre inférieur d’animaux ». En 1925, ce même État fait condamner un jeune enseignant, John Thomas Scopes, pour avoir bravé cet interdit, au cours du « procès du singe », dont le retentissement est énorme. Le négationnisme des sciences a ses continuateurs aujourd’hui. Un extrémiste islamique turc, Harun Yahya fait paraître en 2006 un gros et très luxueux Atlas de la Création, qu’il diffuse gratuitement à des milliers d’exemplaires dans les établissements scolaires en Europe. Dans cet ouvrage, truffé de contrevérités, il attribue à la théorie de l’évolution, la responsabilité du nazisme, du racisme et du terrorisme. Il écrit : « La réelle source idéologique du terrorisme : le darwinisme et le matérialisme », « Le darwinisme a nourri le racisme au XIX e siècle, il a fourni par la suite la base à une idéologie qui allait se développer et noyer le monde dans un bain de sang au XX e siècle : le nazisme », « Le terrorisme qui sévit dans notre planète n’émane d’aucune des trois religions divines mais plutôt de l’athéisme, son expression de nos jours étant le darwinisme et le matérialisme. » Ces thèses trouvent aussi un écho auprès de responsables politiques, notamment aux États-Unis, en Allemagne, en Italie, en Pologne, et sont relayées par le pape Benoît XVI lui-même dans son discours du 16 septembre 2010 en Écosse.
Cependant, dans l’ambiance des États-Unis des années 1960, il devient de plus en plus difficile de s’opposer ouvertement aux sciences. Une autre stratégie se met alors en place, avec Henry Morris et Duane Gish, qui consiste à mimer les sciences au lieu de s’opposer ouvertement à elles. Le programme créationniste revint alors à prouver « scientifiquement » le contenu littéral de la Genèse biblique à l’aide de fausses expériences, des modèles, et beaucoup de discours ré-interprétatifs. C’est en 1987, après plusieurs procès que l’American Civil Liberties Union (ACLU), avec le soutien de scientifiques, parvient à démontrer que cette prétendue « science de la création » est une « religion déguisée ». La Cour Suprême déclare l’enseignement des théories créationnistes à l’école publique contraire à la Constitution et la dernière loi instaurant le « traitement équilibré » des théories de l’évolution et de la création en Louisiane est refusée pour inconstitutionnalité (Edwards vs Aguillard). Aujourd’hui, ce créationnisme mimétique reste un mouvement puissant qui a ses musées, ses publications, de nombreux sites Internet dans le monde entier.
Le « dessein intelligent »
Une version plus moderne du créationnisme mimétique est le « dessein intelligent » (intelligent design), et qui prétend également être une théorie scientifique. Plus modéré que le créationnisme traditionnel, il admet que la création a pu prendre plus de temps que ce qui est écrit dans la Genèse, mais qu’elle est cependant « pilotée » par Dieu : tout dans la nature est si bien organisé qu’il serait impossible qu’il n’y ait pas à l’origine, un horloger capable de cette perfection. Ce créationnisme ne commet pas de faux, comme le faisait le précédent, mais il manipule l’épistémologie, c’est-à-dire les critères de scientificité : il se comporte comme s’il était normal, dans un laboratoire, de convoquer une intervention providentielle à l’origine de la complexité de ce que l’on observe, afin d’expliquer cette complexité. Or, ce principe n’est pas conforme aux critères modernes et collectifs de scientificité. Ce mouvement reste fort aux États-Unis malgré le jugement rendu en 2005 par la Cour Suprême des États-Unis qui considère que le dessein intelligent est une nouvelle forme du créationnisme et dès lors que son enseignement est contraire à la constitution américaine.
En Australie, en 2005, le ministre fédéral australien de l’Éducation, Brendan Nelson déclare que ces thèses pourraient être enseignées, provoquant une levée de boucliers de la communauté scientifique. En Allemagne, au Royaume-Uni, en Italie, dans les pays de l’Europe de l’Est, les thèses du dessein intelligent commencent à être introduites à l’école, au point que le Conseil de l’Europe, alerté par plusieurs parlementaires de différentes nationalités, demande, en 2007, au député français Guy Lengagne d’élaborer un projet de « recommandation ».
Le spiritualisme englobant
Enfin, il existe un spiritualisme englobant, qui n’est pas un créationnisme au sens étroit, mais qui tente de mobiliser la communauté professionnelle des chercheurs dans une « quête de sens », en créant une confusion entre ce que ces derniers peuvent dire individuellement, et ce qu’ils sont habilités à dire en tant que membres de la communauté scientifique. En France, c’est l’Université interdisciplinaire de Paris (UIP) qui agit en ce sens, financée notamment par l’organisation américaine John Templeton Foundation, du nom de son fondateur, milliardaire philanthrope et presbytérien (1912-2008). Ce dernier considérait que « Dieu se révèle de plus en plus (…) à travers la recherche étonnamment productive des scientifiques modernes », et que « les révélations scientifiques peuvent être une mine d’or pour revivifier la religion au XXI e siècle ». Sa fondation se donne pour objectif d’encourager « le dialogue civil, informé, entre scientifiques, philosophes et théologiens » ; elle se fait de plus en plus incolore afin de souscrire aux critères de la recevabilité académique. Ces spiritualismes ont en commun avec les créationnismes cités précédemment leur ignorance, réelle ou feinte, de la nature et du périmètre de légitimité de la démarche et du discours scientifique : ce que les sciences disent, comment elles le disent, ce qu’elles ne disent pas. Quand l’UIP somme les chercheurs de réfléchir aux « conséquences métaphysiques » de leurs découvertes (Le Monde, 23 février 2006) et affirme qu’« un créateur ne peut être exclu du champ de la science », (Le Monde, 2 septembre 2006), elle « oublie » que le propre des sciences n’est jamais de dire ce qu’il faut « croire », mais de démontrer ce qu’il n’est logiquement plus possible de croire. Mais surtout, elle omet de dire si les scientifiques sont appelés à se prononcer sur ces questions à titre individuel, ou à titre collectif. La confusion entraîne le métier de scientifique d’aujourd’hui au-delà de sa légitimité. Il s’agit bien là d’une forme de scientisme déguisé. En organisant la confusion entre la quête spirituelle individuelle et le contrat collectif d’une profession, ces offensives peuvent avoir pour effet, à terme, de faire perdre l’autonomie des scientifiques dans la validation des savoirs. En effet, l’histoire nous enseigne que si la profession se voyait collectivement animée d’un agenda métaphysique, il lui faudrait s’attendre à se voir imposer ce qu’il serait conforme de trouver. L’universalisme des connaissances raisonnées, qui tient aujourd’hui précisément à une abstention métaphysique, ne serait plus possible et l’on assisterait à une communautarisation des savoirs. L’espace du laboratoire est un espace laïque, de fait.
Une mise au point du Conseil de l’Europe
Dans son rapport, achevé en 2007, Guy Lengagne rappelle que le créationnisme sous toutes ses formes est une croyance et non une discipline scientifique et que, s’il peut être étudié dans le cadre d’un enseignement religieux, il ne peut être enseigné sur le même pied qu’une théorie comme celle de l’évolution dont les fondements sont incontestablement scientifiques. Alors que ce rapport doit être discuté en séance plénière, un amendement de renvoi en commission est présenté par le président du groupe PPE du Conseil de l’Europe, l’ultra-catholique Luc Van den Branden et adopté. Ce vote signifie le refus de discuter de cette question puisque la commission a adopté le rapport à la quasi-unanimité… Ce n’est que quelques semaines plus tard que le rapporteur apprend que c’est sur intervention directe – et même écrite – du Saint-Siège auprès d’un certain nombre de parlementaires, que cet amendement a été proposé… Ce refus provoque de nombreuses réactions et le 4 octobre, Guy Lengagne ne s’étant plus représenté aux élections législatives de 2007, c’est la députée luxembourgeoise Anne Brasseur qui présente de nouveau le rapport en séance plénière où il est enfin adopté moyennant quelques amendements de pure forme.
La résolution votée, recommande à chacun des 47 pays du Conseil de l’Europe de développer l’enseignement de l’évolution et rappelle, « Art. 4. La cible principale des créationnistes contemporains, le plus souvent d’obédience chrétienne ou musulmane, est l’enseignement. Les créationnistes se battent pour que leurs thèses figurent dans les programmes scolaires scientifiques. Or, le créationnisme ne peut prétendre être une discipline scientifique.
Art. 20. L’Assemblée se félicite de ce que 27 académies des sciences d’États membres du Conseil de l’Europe aient signé, en juin 2006, une déclaration portant sur l’enseignement de l’évolution et appelle les académies des sciences qui ne l’ont pas encore fait à signer cette déclaration. »
Malgré cette recommandation sans équivoque, il n’est pas rare de découvrir dans des médias à la recherche de déclarations spectaculaires, les interventions de pseudo scientifiques défendant le « dessein intelligent », ce qui entretient la confusion entre croyance et science.
Martine Cerf et Guillaume Lecointre
Guillaume Lecointre, Les sciences face aux créationnismes : Ré-expliciter le contrat méthodologique des chercheurs, coll. « Sciences en questions », Versailles, INRA-Quae, 2012. Cyrille Baudoin, Olivier Brosseau, Les créationnismes. Une menace pour la société française ?, Paris, Syllepse, 2008.
Résolution du Conseil de l’Europe : www.coe.int,
Dossier évolution et créationnisme : www.crns.fr