Cléricalisme
Le 4 mai 1877, à la tribune de l’Assemblée, Léon Gambetta ciselle la formule suivante : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! ». Il lançait ainsi au camp républicain un avertissement pour l’avenir, mais il résumait aussi une tradition philosophique héritée des Lumières. Il fallait défendre l’idéal laïque en ayant à l’esprit le retour toujours possible du cléricalisme et des régimes politiques qu’il cautionne. Léon Gambetta demandait donc aux républicains de ne pas se reposer sur leurs lauriers, de ne pas se tromper de combat, de se souvenir et de rester vigilants. Il importait donc de ne pas se tromper sur le sens du mot « cléricalisme ».
On doit à Ferdinand Buisson le meilleur commentaire de la formule de Léon Gambetta ; dans le bref article « Laïque » de son Dictionnaire de Pédagogie et d’Instruction primaire (édition 1911), il prend soin de définir l’origine sémantique de « clérical » : « Le latin clericus est la transcription de l’adjectif klêrikos, dérivé du substantif klêros, qui a pris dans le langage des auteurs ecclésiastiques le sens de “clergé” mais qui signifie originairement “lot” ». Cette définition est aussitôt précisée dans le droit fil de Voltaire, Diderot, Condorcet ou Kant : « Le clergé, les clercs, c’est une fraction de la société qui se tient pour spécialement élue et mise à part et qui pense avoir reçu la mission divine de gouverner le reste des humains, l’esprit clérical c’est la prétention de cette minorité à dominer la majorité au nom d’une religion. »
Fin lecteur des Lumières allemandes, Ferdinand Buisson s’inscrit dans la continuité des analyses kantiennes des dérives fétichistes qui menacent toute religion ; on lit dans la Religion dans les limites de la simple raison (1793), une étude des processus par lesquels la foi religieuse peut être peu à peu menacée de l’intérieur par sa propre institutionnalisation hiérarchique ; ses statuts institutionnels lui font oublier sa finalité éthique initiale. Les messagers sont préférés au message. Kant résume ainsi ce processus de cléricalisation : « Là où les statuts de la foi font partie de la loi constitutionnelle, c’est le clergé (klerus) qui domine et qui croit même pouvoir se passer de la raison, et même pour finir, de la science de l’exégèse, parce que seul conservateur autorisé et seul interprète de la volonté du Législateur invisible, il possède l’autorité pour administrer exclusivement les prescriptions de la foi, et que, muni de cette puissance, il n’a pas à convaincre mais seulement à commander. »
La cléricalisation des esprits est l’exact opposé de la liberté de penser prônée par les républicains. C’est pourquoi il convient de garder son adversaire sous ses yeux, semble suggérer Gambetta. La dérive cléricale méprise la raison et la devise des Lumières, énoncée par Kant en 1784 : « Sapere aude ! (Ose te servir de ton propre entendement !) ». L’esprit clérical devient vite « esprit de secte » qui, selon Condorcet « songe à convertir au lieu d’instruire ».
La tradition républicaine complète cette critique kantienne du cléricalisme religieux par une analyse plus ample ; dès 1903, dans la chaleur des débats qui préparent la loi de 1905, Georges Clemenceau reprend et approfondit l’intuition de Léon Gambetta ; il intériorise la formule de 1877 et demande aux républicains de l’appliquer à eux-mêmes. La république n’est pas à l’abri de sa propre cléricalisation, car elle peut devenir sa propre idole et se sacraliser d’une façon subreptice (culte des personnes, importation des schèmes et des postures religieuses chez tel ou tel candidat, élus s’autoproclamant providentiels, népotisme, création de cours clientélistes autour des élus, etc.). Ayant besoin d’électeurs passifs, tout régime clérical, même républicain et verbalement « anticlérical », ne veillerait plus à instruire le peuple ou à diffuser la culture républicaine critique ; pour reprendre une formule du libertaire G. Palante, les républicains laisseraient se diffuser parmi eux un « esprit prêtre ». Clemenceau pressent d’une façon saisissante les dérives totalitaires que va connaître le siècle suivant ; devant ces risques de trahison de soi par soi, il déclare le 17 novembre 1903 à l’Assemblée : « Parce que je suis l’ennemi du roi, de l’empereur et du pape, je suis l’ennemi de l’État omnipotent, souverain maître d’humanité ». Sans cette vigilance, poursuit-il : « Nous n’échappons à l’Église que pour tomber dans les bras de l’État ».
Cette volonté envahissante d’imposer et de commander qui caractérise tout cléricalisme menace tout pouvoir, même républicain. Seule une élévation continuelle de l’instruction, de la culture générale et politique et une meilleure formation des élus pourraient prévenir cette dérive. Le dialogue avec Gambetta est encore repris et prolongé par Buisson, qui écrit en 1912 : « Nous avons empêché l’Église de jouer le rôle de l’État, et nous avons eu raison. Nous serions inexcusables d’encourager l’État à jouer le rôle d’Église. »
Charles Coutel. Dictionnaire de la Laïcité (2°édition)
Buisson Ferdinand, Dictionnaire de Pédagogie et d’Instruction primaire (éd. 1911), extraits présentés et commentés par Pierre Hayat, Paris, Kimé, 2000.
Condorcet, Cinq Mémoires sur l’Instruction publique, Paris, Garnier-Flammarion, 1994.