César et Dieu
César et Dieu
Il est devenu fréquent de lier la laïcité au christianisme par l’évocation de la séparation du religieux et du politique telle qu’elle serait formulée dans les Evangiles. L’Evangile selon saint Matthieu (22, 21) attribue à Jésus-Christ un célèbre propos tenu à un disciple qui lui demande comment se comporter à l’égard de César : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Ainsi serait énoncée l’indépendance réciproque du temporel et du spirituel. Le règne de Dieu serait donc d’ordre exclusivement spirituel, ce que confirmerait la parabole des deux royaumes. Les premières épîtres chrétiennes recommandent aux croyants d’obéir aux lois en vigueur (Epître de Paul aux Romains 13, 1 ; Epître de Paul à Tite 3, 1). Et l’histoire tragique de Jésus-Christ a pu être interprétée par certains commentateurs comme une illustration de cette relation : c’est le pouvoir civil romain – sur prescription du sanhédrin israélite – qui fait condamner Jésus, réputé « Dieu fait homme ».
La soumission aux lois civiles prônée tend à se définir également comme soumission à Dieu dès lors que selon Paul « tout pouvoir provient de Dieu ». Pour les chrétiens, l’admiration du pouvoir est idolâtrie : dans l’Apocalypse, saint Jean compare le pouvoir de l’empereur à celui de la « Bête » qu’il faut combattre. La justice divine prend appui sur la justice humaine. Le fondement du pouvoir de l’Eglise est, de son point de vue, antérieur et supérieur à celui de l’Etat qui n’a prise que sur la vie de la cité. Le pouvoir spirituel chrétien, selon la tradition évangélique, se définit comme « pouvoir sans pouvoir », pouvoir du faible et du persécuté. La doctrine théologique a néanmoins connu quelques accommodements au cours de l’histoire.
L’obéissance aux lois civiles a en effet pour corollaire l’idée selon laquelle Dieu représente la seule source de tout vrai pouvoir. Le pouvoir temporel est donc à la fois subordonné et respecté. Il devient une sorte de médiation du pouvoir spirituel. Parallèlement, tout pouvoir qui se divinise lui-même pour mieux s’imposer récuse une spiritualité qui conduirait à relativiser son emprise. Le règne de Dieu « sur la Terre comme au ciel » transite par une providence divine, qui régit toute chose, y compris les pouvoirs des rois ou des empereurs. « Soyez soumis à cause du Seigneur, à toute institution humaine, soit au roi comme souverain, soit aux gouverneurs, comme délégués par lui pour punir ceux qui font le mal et féliciter ceux qui font le bien ! » (Deuxième Epître de Pierre 2, 13-14).
La religion chrétienne a-t-elle pensé le découplage laïque de la religion et du pouvoir politique ? Nombre de penseurs religieux, soucieux d’enraciner la laïcité dans une aire culturelle particulière, naguère marquée par la chrétienté, le prétendent, et tentent ainsi de capter le prestige reconnu de l’émancipation laïque.
La démarche ethnocentriste rejoint alors l’apologétique religieuse dans une généalogie imaginaire. Le christianisme source de la laïcité… Ou, comme écrit Marcel Gauchet, « religion de la sortie de la religion ». Pourtant, une telle caractérisation recouvre une confusion. La laïcité n’est nullement la sortie de la religion, mais l’émancipation de la sphère publique par rapport à la mise sous tutelle religieuse des lois communes. Et une telle « sortie » n’est pas née spontanément de la religion elle-même, mais des luttes contre le pouvoir clérical, comme le montre le discours de Victor Hugo contre la loi Falloux qui en janvier 1850 organise le contrôle des écoles publiques par le clergé. Ce n’est donc pas spontanément que l’Occident chrétien est passé du pouvoir politique des religieux à l’émancipation laïque, mais souvent dans le sang et les larmes.
La célèbre parole du Christ « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », déjà citée, peut être mise en relation avec une autre parole, non moins célèbre : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Evangile selon saint Jean 18, 36). L’interprétation semble aller de soi : la religion est une affaire purement spirituelle, dont l’essence est le rapport à Dieu, et elle ne saurait être confondue avec l’existence temporelle telle qu’elle est réglée par l’autorité politique (César). Il y a bien deux royaumes, celui d’ici-bas, et celui de Dieu.
Mais, en l’occurrence, nous sommes loin de l’émancipation laïque. De fait, la part d’allégeance due à César, pouvoir politique de domination, est légitimée, voire encouragée, tandis que l’allégeance à Dieu s’en trouve nettement distinguée. Paul de Tarse, dit saint Paul, puis Bossuet théorisant la monarchie absolue de droit divin donneront une interprétation très différente des propos attribués à Jésus-Christ, en faisant de César le médiateur de Dieu. Ce couplage théologico-politique pérenne a duré du IVe siècle à la fin du XVIIIe siècle (1789). La distinction radicale du religieux et du politique différencie deux types d’allégeances, mais elle ne les sépare nullement, ménageant la possibilité de leur articulation selon une réciprocité d’intérêts : privilèges publics des Eglises et sacralisation des pouvoirs politiques. Finalement, obéir à César, c’est aussi obéir à Dieu, indirectement. En fait, le Christ a donc dit : « Obéissez à Dieu directement par votre foi et indirectement par votre soumission à César, qui est délégué de Dieu. »
Ironiquement, Jean-Jacques Rousseau fait remarquer que si tout ce qui existe vient de Dieu, la souffrance de la maladie en vient aussi. Doit-on en conclure qu’il est interdit alors d’appeler le médecin ?… Du contrat social, livre I, chapitre 3).
De fait, nombre de théologiens et de dignitaires ecclésiastiques ont fait une lecture littérale du propos de saint Paul, compromettant l’Eglise dans les pires solidarités temporelles. Si toute autorité vient de Dieu, elle est d’emblée légitime, et la révolte est sacrilège. Si la spiritualité intègre au respect de l’œuvre divine celui des puissances établies, elle consacre en elle-même l’intériorisation de la soumission, et devient, de la sorte, le corollaire subjectif d’une légitimation religieuse de l’ordre régnant. On peut sur ce point se reporter à Bossuet (Politique tirée des paroles de l’Ecriture sainte, VI, article II, « De l’obéissance due au prince »).
Les travaux de Georges Duby sur la féodalité ont éclairé la construction d’un ordre social où la référence spirituelle figure comme une puissance temporelle effective, véritable instance de pouvoir en même temps qu’autorité légitimante. La « trifonctionnalité » féodale fait que ceux qui prient et ceux qui combattent (oratores et bellatores) dominent ceux qui produisent (laboratores). L’ordre ecclésiastique sanctifie l’exploitation seigneuriale, tout en s’insérant fonctionnellement dans celle-ci, puisque le devoir des travailleurs est de nourrir aussi bien ceux qui prient que ceux qui combattent. D’où sa distance à l’égard de toute aspiration à l’égalité (induite par certaines hérésies chrétiennes au début du XIe siècle) ou même du mouvement de « la paix de Dieu » (Xe-XIe siècles). La religion ainsi enrôlée ne se tient pas à égale distance des classes « laïques » opposées en ce monde : elle se pense elle-même comme une des trois fonctions de la vie sociale, ce qui bien sûr légitime les dividendes qu’elle s’autorise.
« Dans le système de représentation imaginé par les évêques de Francia, la trifonctionnalité, conjuguée aux principes de l’inégalité nécessaire, servit donc, au nom de la “charité”, de la réciprocité des services, à justifier l’exploitation seigneuriale. Il fallait que la production agricole s’accrût pour que les guerriers et les prêtres vécussent convenablement de ses surplus. Un déploiement de forces physiques était pour cela requis. Cet effort supplémentaire fut sanctifié. On ne l’attendait pas de tous les hommes mais de ceux-là seuls qui se trouvaient dispensés de prier et de combattre. […] Ce furent les seigneurs, bénéficiaires de cette révolution, qui parlèrent des trois fonctions ; leur discours s’adressait aux paysans : “Travaillez, prenez de la peine, vous entrerez dans le Royaume.” »
Georges Duby, « Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme », in Féodalité, Paris, Gallimard, « Quarto », 1996, pages 622-623.