Aragon, Louis (1897-1982)
Aragon, Louis (1897-1982)
La poésie tient d’un art magique où les mots se mettent à chanter comme si une musique intérieure en rendait manifeste le sens. Elle touche alors la pensée en la rappelant à sa terre natale, celle de l’expérience du monde. Le cœur se met à battre dans les tempes, et la raison étonnée s’en émeut. On éprouve ce que l’on comprend, et le concept se fait sensible.
La poésie a précédé en moi la philosophie, pour l’habiter désormais comme un passager clandestin. A l’âge assez précoce où se formait ma conscience politique, la poésie dite engagée a pris une place particulière. L’idée que le beau pût servir le vrai et le juste n’était pas sans doute formulée ainsi, de façon claire et directe. Mais la présence de cet impensé unissait déjà ma sensibilité à la souffrance du monde et ma raison balbutiante dans son effort pour le comprendre, puis le transformer peut-être. La rencontre d’une œuvre et d’un poème allait faire date.
La rencontre, ce fut celle des livres de Louis Aragon, poète et romancier, communiste, né en 1897 et mort en 1982. Le poème, c’est « La rose et le réséda », que Louis Aragon écrivit et publia en mars 1943. Il y célèbre l’union des croyants et des athées dans la résistance au nazisme. Il le reprend en 1944, dans un recueil intitulé La Diane française. C’est dans cette seconde publication qu’apparaît la dédicace : « A Gabriel Péri et d’Estienne d’Orves comme à Guy Môquet et Gilbert Dru ». Ces quatre hommes étaient résistants, tous furent fusillés par les nazis.
La dédicace croise les appartenances au lieu de grouper deux par deux les croyants et les athées. Une première façon de relativiser ces appartenances au regard de l’essentiel : le « commun combat ». Deux communistes athées et deux catholiques. Gabriel Péri était député communiste. Il est fusillé en décembre 1941. Honoré d’Estienne d’Orves était officier de marine, catholique. Il est fusillé en août 1941. Guy Môquet, jeune communiste, était fils d’un député communiste. Agé de dix-sept ans, il est fusillé en octobre 1941. Gilbert Dru était fervent catholique. Il est fusillé en juillet 1944, âgé de vingt-quatre ans.
Aussi loin que remonte ma mémoire politique, ce poème m’a accompagné. Peut-être a-t-il joué quelque rôle dans mon engagement laïque et mes travaux universitaires sur la philosophie de la laïcité. Lors de ma découverte du poème, vers quatorze ans, le titre me laissa perplexe. Mais le poème lui-même produisit une émotion vive. La rose et le réséda… Je ne connaissais que la rose, et je me mis à chercher des images du réséda. La symbolique s’esquissait. Les rouges et les blancs… Mais les livres d’histoire renvoyaient à des catégories politiques un peu décalées. Les rouges, c’était bien sûr les communistes, réputés athées pour la plupart. Le blanc du réséda, c’était celui des royalistes, et plus généralement de l’Ancien Régime, puis de la droite conservatrice, réputée catholique pour une grande part. Le drapeau tricolore de la République avait finalement uni les couleurs,
en encadrant le blanc dans le bleu et le rouge de Paris, ville révolutionnaire. Bref, l’idée d’union de tout le peuple de France dans la résistance à l’occupant était limpide.
Le rouge du communisme et du socialisme m’était familier, au sens strict du terme. Ma famille m’avait orienté dans ce sens. Non par de grands discours relevant d’une volonté d’embrigadement, mais par une espèce d’évidence liée au monde ouvrier, au monde du travail qui produit la richesse sans retour véritable. J’y insiste : cette ambiance politique n’avait rien d’un conditionnement. C’était, pour mon frère Maurice et pour moi, une sorte de sensibilité à l’injustice, à l’inégalité, à la souffrance du travail peu reconnu.
Il y avait aussi la mémoire de la guerre d’Espagne, et de la République espagnole trop tôt disparue lors de la première victoire du fascisme en Europe. J’avais appris, tout jeune, que le poing fermé n’était pas symbole de haine, mais symbole d’union. Etre unis comme les doigts de la main… Les images des deux Fronts populaires, espagnol et français, s’étaient installées dans ma mémoire et nourrissaient ma conscience politique. Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes… La référence au communisme, alors, n’était pas encore ternie par le stalinisme, qui en fut la caricature historique. Et je connaissais le rôle du Parti communiste français dans la résistance aux nazis. Ne l’avait-on pas appelé, à la Libération, le « parti des fusillés » ?
Quel a été alors mon rapport à la religion ? Ma propre famille, d’origine espagnole, mixait presque à parts égales des croyants, des catholiques et des athées. Je me souviens de ma grand-mère paternelle, à qui je rendais visite, aux Quatre-Chemins, à la limite entre Pantin et Aubervilliers. Veuve depuis longtemps, elle habitait un tout petit deux pièces, assez sombre, donnant sur une arrière-cour. Elle s’appelait Justa Pena-Ruiz et me parlait en espagnol de la religion dont elle était imprégnée comme d’un sens tenace de la vie, en ses ombres et ses lumières mêlées, étrange composé de souffrances et de joies. Nunca te olvides de Dios…
Non, je ne pouvais oublier que certaines personnes chères croyaient en Dieu, et de belle façon, en tirant de leur foi une douceur infinie, qui me touchait. C’était le cas de cette abuela (grand-mère). Mais une autre partie de ma famille, maternelle, véhiculait le rejet du clergé, qu’elle ne liait pas forcément à un athéisme affirmé. Ainsi de mon grand-oncle, Tío Pepe (Francisco Diez), qui ne me parlait jamais mal de Dieu, mais toujours avec une franche hostilité du clergé. « De Dios, no sabemos nada. Pero de los curas, si que sabemos ; amenudo se pusieron contra la libertad »… « De Dieu nous ne savons rien. Mais du clergé, bien sûr que si ; il a souvent combattu la liberté »…
Le propos était clair, et plein de sagesse laïque, déjà : il conjuguait l’agnosticisme religieux et l’anticléricalisme non pas primaire mais secondaire, en ce sens qu’en Espagne ce rejet du clergé découlait d’un millénaire et quelques d’oppression et d’obscurantisme, inscrit dans les mémoires. Ce clergé qui si longtemps avait fait peser sur l’Espagne une chape de plomb, et finalement béni la cruzada franquiste (1936-1939). « Bénis soient les canons si, dans les brèches qu’ils ouvrent, fleurit l’Evangile » (Diaz Gomara, archevêque de Burgos)…
Ma famille comportait aussi des athées déclarés, qui avaient tranché à partir de l’argument habituel, et tenace, selon lequel la présence du mal dans le monde dément l’existence d’un dieu tout-puissant et bon. En somme, ma famille reflétait en son sein toutes les positions possibles sur la religion. Avec sans doute un point commun : la distinction nette de la religion et du cléricalisme, et un inconscient laïque unissant croyants et athées dans le rejet de la collusion du politique et du religieux. Peut-être ai-je rencontré pour la première fois le terme laïcité sous son appellation espagnole, dans la bouche de mon oncle Tío Pepe : laicismo.
Retour au poème d’Aragon. Sa première lecture me bouleversa, mais sans que je comprenne toute la symbolique mise en jeu. Le parallèle scandé entre « Celui qui croyait au ciel » et « Celui qui n’y croyait pas », repris comme dans une litanie, avait à lui seul une puissance d’émotion qui opère encore aujourd’hui. Car enfin quelle importance pour une telle différence de conviction, dès lors que les tragédies de la vie relativisent nos oppositions provisoires ? Et surtout l’idée force était là : le fait de croire ou de ne pas croire n’oppose pas les hommes. Il les différencie, certes, mais sans les empêcher de s’unir dans une grande cause. La lutte pour la liberté avait conduit croyants et athées au même sacrifice de soi, et il allait de soi de les unir dans le même hommage. Comme de leur reconnaître des droits strictement égaux, ce qui exclut tout privilège public de la religion ou de l’athéisme. Le poème d’Aragon devenait un hymne à la laïcité…
Les mots du poète résonnent en moi. Le violoncelle joue en sons graves les profondeurs de la Terre, seul séjour véritable pour les athées. La flûte élève ses notes vers le ciel, où se baigne le regard des croyants. Vivons ensemble, égaux en droits, et libres. Marianne nous sourit, par-delà ses larmes.