Anticléricalisme
Ausculter la notion d’anticléricalisme relève de l’impératif catégorique : le terme en effet, est un « mot valise », il donne à chacun l’illusion d’entendre le sens qu’il transporte. Une première question se pose : qu’est-ce que le cléricalisme ? Sommairement, c’est la tentation, ou la tentative, pour les clercs, d’exercer sur la société civile une influence ou un pouvoir en vertu de leur ministère. Tantôt ils useront des armes spirituelles (censures ecclésiastiques, sacrements, prédications) pour régenter les esprits, les mœurs (ordre moral), le gouvernement ; tantôt ils s’appuieront sur les gouvernants pour imposer leur religion. Dans l’un et l’autre cas, le cléricalisme signifie confusion des ordres, ingérence de la société ecclésiale dans la société séculière et dépendance du politique à l’égard du religieux.
C’est contre cette confusion que s’insurge l’anticléricalisme ; ainsi apparaît-il d’abord comme une réaction de défense, comme un combat contre l’ingérence des Églises ou des religions dans les affaires publiques et ensuite, plus largement, comme une hostilité à l’endroit des clercs, du clergé, des Églises et de la religion en général.
Tout républicain est en un sens anticlérical puisque la République exige la souveraineté de la loi et que la loi civile ne saurait être subordonnée à la loi religieuse. Faut-il pour autant, par anticléricalisme, évacuer les représentants des cultes de l’espace public ? Sûrement pas.
Anticléricalisme et laïcité : première approche
Dans le Nouveau Testament, le mot laïcité (du grec laos), désigne aussi bien les masses qui suivent le Christ que les masses qui souhaiteront sa mort. La laïcité est une notion toujours en marche : elle réunit ce qui est épars, ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas (ou plus). En d’autres termes, le principe juridique de laïcité doit pouvoir accueillir des spiritualités avec Dieu et des spiritualités sans Dieu. Si la laïcité républicaine exclut qu’un pouvoir temporel ou institutionnel soit accordé aux ministres des cultes en tant qu’ils constituent une communauté particulière au sein de la communauté politique, elle n’exige aucunement qu’il leur soit interdit de participer au débat public, au même titre que tous les autres groupes de pression, en prenant la parole et en organisant des manifestations, en faisant ainsi usage des droits et des libertés que la constitution leur reconnaît. Ceux qui font preuve d’anticléricalisme, et prétendent interdire à une association religieuse l’exercice de droits et de libertés qu’ils revendiquent pour d’autres associations, introduisent une discrimination qui n’est pas exigée par la laïcité et qui est même condamnée par la loi. Cet anticléricalisme serait alors celui de l’« athée stupide » ou du libertin, pris dans son sens originel, celui qui défie les croyances majoritaires.
Pascal, apologiste du christianisme et… père de l’anticléricalisme
C’est l’un des esprits chrétiens les plus fins et les plus puissants qui, dans une de ses Provinciales, a, avant les Lumières, été le précurseur de la laïcité et d’un anticléricalisme entendu au sens de « combat contre le cléricalisme ». Dans sa 18e Provinciale évoquant la condamnation à mort de Galilée, Pascal proclame haut et fort la nécessité de distinguer le domaine de la vérité religieuse de la vérité scientifique ; cette dernière ne peut connaître d’autre autorité que la raison et les faits ; pour lui, il y a tyrannie quand un pouvoir (le religieux par exemple) veut sortir de son propre règne et veut s’imposer de manière universelle. « La tyrannie consiste au désir de domination universelle hors de son ordre ». Pour Pascal, le pouvoir religieux qui prétendrait régenter les esprits en leur dictant la vérité en sciences ou en politique serait tout simplement tyrannique et mériterait d’être combattu : selon l’auteur des Pensées, toute théocratie serait ainsi tyrannique. On comprend que si le sens strict du mot « anticlérical » peut être accueilli par une laïcité d’intelligence, celle qui admet les différences, les appelle à se connaître et débattre entre elles sur des questions de société, l’anticléricalisme, dans son sens le plus large serait plutôt une entorse au principe de laïcité.
Les différents visages de l’anticléricalisme
Ce qui est certain, c’est que l’anticléricalisme ne saurait pourtant être confondu avec des notions voisines qui sont pareillement exprimées en termes négatifs. Ainsi, si l’athéisme nie l’existence de Dieu, l’anticléricalisme suspend son jugement. Il peut tout aussi bien s’allier à une négation métaphysique (dans le cas du socialisme marxiste) ou aller de pair avec une profession de foi déiste. L’anticléricalisme n’est pas davantage antichristianisme : au contraire, il a souvent prétendu – sincérité ou ruse de guerre ? – défendre le christianisme authentique contre les utilisations qui le défiguraient. Il n’implique pas l’irréligion : il entend seulement ramener l’influence de la religion, et singulièrement du clergé, dans les bornes qui doivent selon lui en délimiter le domaine.
Tout en se montrant soucieux de dégager la laïcité de tout caractère anti-chrétien ou antireligieux, des auteurs lui ont assigné un inéluctable caractère anticlérical. Lucien Sève, philosophe et militant communiste, estime que « la laïcité est tournée contre le cléricalisme et non pas contre les croyances religieuses »; même son de cloche chez Jean Cornec, avocat et président de la Fédération des conseils de parents d’élèves de 1956 à 1980 : « La laïcité n’est pas antireligieuse, elle est anticléricale ! » Et l’historien Claude Nicolet, de surenchérir : « Il n’est pas mauvais non plus de rappeler que la laïcité, au sens propre, n’est pas antireligieuse ; anticléricale, oui ; mais c’est tout autre chose. » A contrario, certains militants laïques et théoriciens de la laïcité, nient ou dénient, cet anticléricalisme. Ainsi, le philosophe Henri Pena-Ruiz affirme-t-il que « demander à la religion de se tenir dans la sphère privée individuelle ou collective, ce n’est pas faire preuve d’hostilité à la religion c’est simplement rappeler que la religion n’engageant que ceux qui croient ne doit pas être une référence publique imposée à tous. Si la laïcité n’est pas hostile à la religion, en revanche, elle est hostile aux privilèges publics qu’on accorderait indûment à la religion… La laïcité n’est pas non plus l’anticléricalisme ; si par cléricalisme, on entend activité du clerc ou des clergés dans les limites de leur communauté religieuse, cette activité ne dérange personne. »
L’anticléricalisme qui, nous venons de le voir, ne va pas toujours de pair avec la laïcité, a de multiples « visages ». Il s’exprime de différentes façons. Il y a en premier lieu l’anticléricalisme rationaliste. Hérité des Lumières, combattant d’abord pour la liberté, il ne se présente pas comme anti-chrétien ou anti-religieux et certains de ses adeptes peuvent être déistes, théistes ou gnostiques. Il est bien différent de l’anticléricalisme d’origine anarchiste ou marxiste. Athée, se revendiquant cette fois volontiers anti-religieux, celui-ci donne naissance à un « anticléricalisme de masse » qui se fonde sur une « sainte » ignorance du fait religieux bien plus que sur une connaissance réelle en matière de tradition religieuse. Il existe un anticléricalisme croyant et un anticléricalisme « de gauche » dont Lamennais est une figure historique et dont les défenseurs d’aujourd’hui reprochent aux « princes » de l’Église de s’être éloignés de l’Évangile et de ne pas s’intéresser à la marche du monde. À l’autre bout de l’échiquier politique, l’anticléricalisme de droite, celui de l’Action française hier et de nos jours, celui des courants les plus « fondamentalistes », les plus intégristes du catholicisme, reproche aux clercs d’être « contaminés » par les affaires du monde. Peut-être faut-il ajouter un anticléricalisme très contemporain, un anticléricalisme moderne qui, délesté de toute culture religieuse, serait le marqueur d’une rébellion illusoire. C’est celui de médias spécialisés dans la satire et la caricature à l’image, pour l’écrit, du Canard enchaîné ou, plus emblématique encore depuis le 7 janvier 2016, de Charlie Hebdo, mais également d’émissions de divertissement à la télévision.
Que retenir ? Un point essentiel : originellement et historiquement l’anticléricalisme est une réaction de défense face à l’intransigeance et au désir « expansionniste » des courants catholiques. Il est normal, en conséquence, que l’église éponyme en ait été – et en soit toujours – la première cible même si cette Église a largement perdu de son influence en Europe et en France où est né l’anticléricalisme.
Jean-Louis Bischoff . Dictionnaire de la Laïcité (2°édition)